S. PÉTREMENT très restreints (et pourquoi seraient-ils sacrifiés ?); Comme rien de tout cela n'est possible, ce régime ne donne qu'une apparence de justice et peut fort bien aboutir à une tyrannie. Pourquoi ne pas aller plus loin et dire que le gouvernement idéal serait le gouvernement représentatif, où tous les partis seraient représentés ? Or, si les ministres restaient fidèles à leurs partis, un tel gouvernement ne pourrait rien faire, étant sans cesse tiré de tous côtés ; et s'ils n'y restaient pas fidèles, bien loin d'avoir alors la démocratie par excellence, on n'en aurait plus du tout. En effet, comme il n'y aurait plus personne pour interpeller le gouvernement, celuici dès lors serait dictatorial. C'est le parlement, la parole, le droit d'interpellation et de discussion qui maintieianent quelque démocratie au sens où l'on entend celle-ci d'après Rousseau, car cela seul permet qu'il se forme une opinion générale. Pour cela, il faut qu'il y ait au moins un parti dans l'opposition. PouR QU'IL Y AIT opposition et discussion, il ne suffit pas de le vouloir ; il faut aussi que certaines conditions soient réunies. James Burnham montre que pour qu'il y ait une opposition il faut que celle-ci puisse s'appuyer sur un groupe économique indépendant. D'où il conclut qu'il sera très difficile, à l'avenir, qu'existe une opposition, car aucun groupe économique ne sera indépendant des autres, par suite de la division du travail et de l'organisation de plus en plus rigoureuse qu'exige la technique moderne. S'il a raison et si l'on peut cependant espérer que subsistera une opposition, il faut sans doute la concevoir comme celle d'un clergé qui ne représenterait plus les intérêts d'un groupe économique et social, mais les intérêts de ce qui n'a point de force, de l'idéal, de cette valeur qui est indépendante de la puissance, de l'homme enfin en tant qu'objet de respect. Il s'agira en quelque sorte d'inventer une opposition dans le ciel, quand tout sur la terre sera dans les liens. Encore faudrait-il que ce clergé reste fidèle à sa mission, car cette solution est dangereuse, presque désespérée. Elle risque d'offrir aux hommes un symbole et une consolation plus qu'une protection réelle. On y trouverait seulement l'affirmation que la force n'est pas tout. La technique moderne empêche, dans une grande mesure, qu'il y ait un intérêt général ; pour ce qui subsiste de celui-ci, elle empêche encore d'en discuter de manière à le faire apparaître. Cela conduit à examiner de plus près Biblioteca Gino Bianco 375 les rapports de la démocratie avec l'économie moderne. II GEORGES DUHAMEL écrivait naguère : « L'étatisme apparaît comme une religion nouvelle, qui se développe fort bien toute seule, en apparence. Mais elle est à vrai dire fomentée, entretenue, prêchée par des hommes très intelligents, très habiles, très audacieux, qui, eux, n'ont aucunement renoncé, on le devine, aux prérogatives sacrées de l'individu. » Ainsi, ce serait la malice de certains hommes et leur ambition qui nous feraient perdre la liberté. Cette explication est valable en partie, mais il est impossible qu'elle soit suffisante. Le fait est trop général. Si un complot réussit partout, c'est qu'il y a une cause générale qui le fait réussir. Des gens qui tentent de s'emparer du pouvoir, on en a vu à toutes les époques ; mais on n'a encore jamais vu un si extraordinaire accroissement du pouvoir de la société sur l'homme. Ni le hasard ni la volonté n'ont presque rien produit, de nos jours, qui' n'ait été utile à l'Etat et ne lui ait permis d'étendre les obligations de l'individu à son égard. Un étrange destin semble tourner contre la liberté les efforts mêmes qu'on fait pour la défendre. Les révoltes de notre siècle n'ont pas rendu, en général, les hommes plus libres ; elles ont presque toujours rendu l'Etat plus puissant. Quand le destin poursuit une marche si régulière, c'est qu'il y a une autre cause que la fantaisie ou le caractère de certains hommes, et cette cause, elle appartient au domaine de la production. Quand on sait qu'il faut la chercher là, on ne peut guère manquer de la trouver. Car il est visible que l'interdépendance économique, effet de la division du travail, s'accorde mal avec la liberté. Quand tous les travaux doivent s'ajuster les uns aux autres, quand ils ont tous besoin les uns des autres pour être utiles, quand un Etat devient une sorte de machine dont tous les rouages sont liés entre eux et ne peuvent fonctionner que tous ensemble, il est clair que la liberté de chaque rouage doit être fort réduite. Cette évolution n'est pas un effet du régime capitaliste ; elle ne dépend pas de la distribution des profits ni de la personne des dirigeants. Elle vient de quelque chose de plus fondamental : de la division du travail ; de sorte que ni une révolution politique ni même une révolution sociale ne seraient capables de s'y opposer. Une production très divisée ne peut être que très organisée, très étroi-
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