Le Contrat Social - anno IX - n. 6 - nov.-dic. 1965

352 malheureuse femme de Racovski et sa fille,' si charmante et innocente, dont souvent m'obsède l'image. Des trois frères Vouïovitch, jeunes communistes serbes, fils d'un forgeron de Pojarevatz, nous avons surtout fraternisé avec Voya et Rada qui militaient en France avant d'être absorbés par l'appareil du Comintern. Voya ardent, tendu jusqu'au fanatisme, Rada toujours calme et souriant, tous deux dévoués sans restriction à la cause, tous deux sacrifiés en vain sur l'autel sanglant du stalinisme. D'innombrables jeunes gens gagnés au communisme par un idéalisme qu'ils prenaient ingénument pour du matérialisme (historique ou dialectique, peu importe) ont péri comme les frères Vouïovitch pour s'être laissé corrompre par les « révolutionnaires professionnels », pour n'avoir pas su se dégager de l'appareil communiste après la mort de Lénine, ayant subordonné leurs principes à une Realpolitik de bas étage. Avec nombre de nos collègues du Comintern, les relations n'étaient pas très étroites, soit faute de temps, soit faute de langue commune, soit faute d'occasion de travailler ensemble. On échangeait des saluts, des sourires, des poignées de..main, des propos sans importance dans les couloirs du Kremlin, à la salle à manger de l'hôtel Luxe, dans l'intervalle des séances de !'Exécutif ou des congrès. C'est pourquoi, à quelque quarante ans de distance, Sima Markovitch et Kosta Novakovicht ne me sont plus des figures familières, bien que présentes à ma mémoire. Je n'ai pas connu Milan Gorkitch ni aucun militant de cette génération, ma rupture avec Moscou datant de 1925, mais je ne saurais oublier celle qui devint sa compagne, Betty Glane, et qui av.ait été quelque temps ma proche collaboratrice. Cette jeune femme gracieuse et enjouée, candide en politique, n'a certainement rien pu comprendre au malheur qui s'abattait sur elle et je n'ose imaginer les affres de sa mort. Staline se devait à lui-même d'assassiner Hugo Eberlein, le délégué de la ligue Spartacus au premier congrès du Comintern, le seul représentant authentique d'une organisation révolutionnaire réelle à cette réunion ( à part les Russes et leurs satellites de l'ancien Empire). Ce grand gaillard assez fruste, sans envergure intellectuelle, était sans nul doute incapable de nourrir la moindre idée tombant sous le coup des lois soviétiques, ce qui ne suffisait pas à lui assurer )a vie sauve. Il avait épousé lna Armand, une des filles d'Inessa Bibl1otecaGino Bian_co LE CONTRAT SOCIAL Armand qui fut la plus proche amie de Lénine, et sa .femme a survécu par miracle à Staline, celui-ci étant décédé avant d'avoir achevé son œuvre d'extermination méthodique. J'ai gardé d'Ina Armand, ma collaboratrice après Betty Glane, un inaltérable souvenir de camaraderie cordiale. Elle habitait au Kremlin chez les Lénine qui la tenait en affection particulière et, par elle, une liaison vivante était assurée entre Lénine et l'auteur de ces « commentaires ». Eberlein ne savait que sa langue maternelle et n'eut guère de contacts avec les Français. J'avais d'excellents rapports avec Clara Zetkin, qui mourut à temps pour ne pas entendre parler des atrocités que Staline allait commettre, ainsi qu'avec Brandler, Thalheimer et Frœlich, favorisés du destin qui les fit exclure du Parti avant le massacre. Heinz Neumann, qui parlait un français émaillé d'argot parisien, n'était pas encore « stalinisé » quand je l'ai connu et personne ne prévoyait alors, même en plein conflit entre Trotski et la troïka dirigeante (Zinoviev, Kamenev, Staline) que les choses prendraient plus tard une tournure aussi abominable. Il a payé de sa vie les services rendus à Staline, comme aussi Münzenberg, bien que celui-ci se soit décidé à rompre avec son maître, mais beaucoup trop tard. Sans l'ombre d'un doute, l'assassinat de Münzenberg en 1940 a été perpétré par le Guépéou, qui collaborait alors étroitement avec la Gestapo, mais seul le Guépéou devait tuer sur place : la Gestapo aurait emmené sa prise en Allemagne, comme elle opéra pour Hilferding. C'était aussi la conclusion du Dr Fritz Brupbacher, qui connaissait bien Münzenberg et qui écartait a priori l'hypothèse du suicide ;· elle me semble irréfutable. Le cercle dirigeant de l'Internationale était en perpétuel renouvellement, au temps de Lénine dont il est question ici, car les partis communistes manquaient de cadres expérimentés et ils ne pouvaient détacher à Moscou leurs leaders pour de longs séjours. Des relations personnelles s'établissaient lors des congrès, des sessions de !'Exécutif, des circonstances épisodiques, mais dans ces premières années fiévreuses et absorbantes, beaucoup de militants ne se connaissaient guère entre eux que de vue, ou superficiellement. Le noyau stable se composait de Russes et de proscrits polonais, hongrois et aut_res.Bela Kun était du nombre. Je dois à la vérité de dire, après avoir rendu témoignage à la sincérité, au dévouement, à la bonne volonté de la plupart de ceux que j'ai connus (c'était avant la « bolchévisa-

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