Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

324 dérables qui l'attendaient s'il retournait en U.R.S.S. Une autre raison poussait Gorki à revenir en Russie : sa propension passionnée et incoercible à jouer au « maître », au « moraliste », au « directeur de conscience », au « prophète », au « prédicateur ». Il faut ici regretter à nouveau que le biographe ait omis de dire que ce trait, peu caractéristique des grands hommes russes de formation européenne et que l'on trouverait_ difficilement chez eux, est propre en revanche à tous les grands and-Européens russes : Gogol, Dostoïevski, Tolstoï. C'est là un phénomène extrêmement intéressant, qui mériterait une étude où il faudrait tenir compte de l'influence de la religion orthodoxe. Troisième motif enfin : Gorki était rongé de nostalgie, et comme l'essentiel de ses idées et de ses conceptions morales, selon Alexinski, restait toujours anti.:européen, il se sentait douloureusement inutile, étranger, homme « de trop » en Europe, et souhaitait revenir « chez lui ». Après son r.etour définitif en. Russie, son adaptation à la vie soviétique, à laquelle le Kremlin imprimait alors une tendance de nationalisme and-européen forcené, s-e' ffectua, dit Alexinski, très vite et sans difficulté. Effectivement, en peu de temps il ne -resta plus rien de l'européanisme de Gorki. De nouveau, et plus rudement encore qu'en 1906, il se remet à maudire la culture bourgeoise, l'Occident pourri, et comme pour souligner son esprit oriental et and-occidental, il coiffe la calotte tatare. Son « symbole de foi >> qu'il avait exposé dans l'article des Annales intitulé Deux âmes, est « déchiré en petits morceaux ». Dans ses interventions comme publiciste et orateur officiel, il apparaît de plus en plus nationaliste. Avec un orgueil démesuré, il oppose !'U.R.S.S. aux autres pays du monde et en particulier à l'Europe. Des Etats-Unis, il ne retient que « le lynchage et les gangsters » (p. 224 ). L'attitude de Gorki et ses positions politiques sont à cette époque monstrueuses et répugnantes. Il ne peut ignorer ce qui se passe dans son pays, mais il se tait, et c'est en silence qu'il assiste à l'écrasement scandaleux de millions de vies humaines. Je ne pense pas que Gorki ait pu accepter le stalinisme sans la moindre révolte intérieure. Toute une série · d'indices donnent au contraire à penser qu'il éprouva un certain sentiment de révolte, mais il reste néanmoins indiscutable que « l'Annonciateur de la tempête », en échange du droit de prêcher et .d'une certaine aisance matérielle, promit de garder un honteux silence et vendit Biblioteca Gino Bianco .. , LE CONTRAT SOCIAL son âme au diable. Un Faust russe de NijniNovgorod ! Il est encore une question que le livre passe complètement sous silence. On peut tenir pour assuré que si Gorki sentait _soncœur se serrer et gémissait à part lui en apprenant l'extermination de la vieille garde bolchévique (en particulier de ses camarades des Annales et de la Novaïa ]izn ), · la persécution de l'intelligentsia et l'exploitation des ouvriers, il restait en revanche indifférent à la situation dans les campagnes et à la collectivisation forcée. Depuis 1888 et les événements du village de Krasnovidovo sur les rives de la Volga, il ne pouvait souffrir les paysans en général et le moujik en particulier. A ses yeux, le paysan russe était la personnification de l'Asie, de tout ce qu'il y a de sauvage, de bestial, de stupide, d'antisocial et de zoologique, et il haïssait la sauvagerie de ce moujik avec toute la sauvagerie de Tchelkach le déclassé. Ce trait du personnage de Tchelkach resta en lui intact et bien vivant, même à l'apogée de son européanisme. Il gardait toujours devant lui la vision apocalyptique de cent millions de paysans révoltés sous la conduite d'un nouveau Pougatchev, étranglant la ville, ruinant toute culture, brûlant et anéantissant tout. Bien qu'en réalité, pendant la révolution, ce n'est pas la campagne, mais la ville qui fit preuve de sauvagerie et de bestialité. Gorki estimait qu'il fallait protéger la ville de l'invasion des barbares en haillons. On comprend donc parfaitement qu'avec de telles idées sur les paysans, il n'ait rien vu de mal dans la collectivisation forcée et soit resté sourd aux cris d'horreur et aux plaintes qui montaient des campagnes. Le kolkhoze, en maintenant fermement sous son autorité cette bête qu'était le moujik, apparaissait à ses yeux comme une nécessité, une mesure de défense et de sauvegarde de la ville. Dans une question · aussi importante que celle-là, Gorki n'eut pas besoin, comme il dut le faire dans d'autres domaines, d'adapter ses conceptions à celles de Staline : l'âme toujours rebelle de Tchelkach se rencontrait là avec celle du despote asiate. Le dernier· chapitre du livre, Epilogue, est très bref et laisse, il faut le dire, une étrange impression. L'auteur déclare que pendant plusieurs années il a été uni à Gorki « par les liens de l'amitié la plus sincère » (sic), mais qu'il s'est brouillé une première fois avec lui après que Gorki « eut couvert d'un silence amical » l'agenouillement de Chaliapine devant le tsar. « La guerre de .1914 nous a définitivement séparés : Gorki s'est rallié aux défaitistes, moi aux social-patriotes. Je ne peux nier que,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==