Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

QUELQUES LIVRES d'une paix séparée.- L'affirmation selon laquelle Gorki recommandait une paix séparée (p. 132) est donc mensongère. Le biographe écrit encore que Gorki, parti en 1908 pour l'étranger où il demeura jusqu'à la fin de 1916, n'assimila absolument rien de la culture européenne et resta ce qu'il était : un anti-Européen sans culture. Son séjour malheureux en Amérique, qu'il dut interrompre en raison du puritanisme hypocrite des Américains (dans les hôtels de New York on s'était indigné de voir Gorki vivre publiquement avec Andréïeva sans être marié avec elle), provoqua sa haine envers la ville du « diable jaune », haine qu'il aurait ensuite étendu à toute l'Europe occidentale. « Le premier contact de Gorki avec l'Occident n'eut donc pas sur lui une influence adoucissante. Il n'avait pu entrer en rapport avec les représentants spirituels de cet Occident que par l'intermédiaire d'un interprète et son manque de culture générale l'empêchait d'apprécier certaines beautés quand son regard d'étranger prévenu remarquait surtout les laideurs. D'autre part, en messager glorieux d'un pays en révolution, Gorki s'attribuait le droit de juger et de condamner cèt Occident " bourgeois " qui restait indifférent à l' " effort héroïque " du peuple de Russie et continuait à vivre tranquillement sa vie égoïste. Gorki se posa en prophète biblique, dénonciateur des vices et des péchés contemporains >>-· (p. 162). Tout cela est sans doute vrai, mais pourtant pas entièrement. Ces huit années à l'étranger ne furent pas inutiles à Gorki. Il passait des journées entières à lire. à accumuler des connaissances. Il apprit quantité de choses auxqutlles il refusait de penser auparavant, lorsqu'i~ jouait le rôle d' « annonciateur de la tempête ». Alexinski ne l'a pa; vu en 1914-17, il i~nore qu'à cette époque Gorki ne :souna1ta1trien tant, prén.:,ément, que de devenir un Européen. Après avoir refusé l'Occident et la culture européenne, il en vint - comme en témoigne nettement l'article de ses Annales intitulé Deux âmes - à l'accepter, et même avec enthousiasme. 11 disait lui-même aue cet article était le symbole de sa nouvelle /oi. Il faut se rappeler que Gorki ne fut jamais anti-européen comme ]'étaient les slavoohiles. Tolstoï ou Dostoievski, qu'il n'aimait d'ailleurs pas. Son and-européanisme, jusqu'en 1913, a 1 n tout autre caractère et de tout autres racines. Un, enf,,,ce et une jeunesse exceptionnellement dures avaient engendré en lui la haine de tout ordre ~bli - russe ou européen - aboutissant à la mutilation de l'homme. D'où Biblioteca Gino Bianco 323 son désir d' « envoyer au diable » tout cet ordre social, de le « piétiner et de le brûler » avec sa culture et son esprit « petit-bourgeois ». Les instincts destructeurs de l'homme déclassé - comme son Tchelkach - bouillonnaient en lui. Son attitude à l'égard de la société et de la culture était celle d'un vagabond et d'un anarchiste. Il reconnut lui-même que ces instincts avaient été chez lui longtemps plus forts que la raison. La vie à l'étranger contribua grandement à lui faire perdre les réactions d'un Tchelkach, mais - comme je le dirai plus loin - il conserva néanmoins de nombreux traits de ce Tchelkach, même après avoir fait de l' « européanisme » son nouveau symbole de foi. Alexinski prétend qu'à aucun moment Gorki ne consentit à reconnaître la valeur de la culture européenne. Il souligne sans cesse que Gorki était dépourvu d' « instruction », haïssait l'intelligentsia, et parce qu' « autodidacte » était incapable de s'élever jusqu'à assimiler l'esprit d'une véritable culture. A l'appui de ses dires, il rapporte que Gorki, dans ses lettres, faisait parfois des « fautes d'orthographe » enfantines (p. 17). C'est tout simplement ridicule. On voudrait souhaiter à tous les écrivains de connaître aussi bien que Gorki la grammaire, la syntaxe et l'orthographe russes, qu'il avait apprises avec sérieux et application. Et quand bien même - à supposer qu'un Alexinski soit juge en la matière, ce qui n'est pas le cas - Gorki aurait fait des fautes d'orthographe, quel est le grand _écrivain qui n'en a jamais fait ? Que l'on pense à Tolstoï, ou même à Gogol. .. En conclure que Gorki manquait d'instruction, c'est au moins faire preuve de légèreté. A\rès avoir quitté la Russie du vivant de Lénine en 1921, Gorki y réapparut en 1928 pour fêter son soixantième anniversaire. Après ce voyage, il y retourna définitivement en 1932. Alexinski voit trois motifs principaux à ce retour à la « maison du père » ( encore que jusqu'en 1924 et même plus tard, Gorki ait constamment. traité d'idiots les dirigeants soviétiques). Le premier de ces motifs fut d'ordre purement matériel. Gorki, avec sa nouvelle femme Mara et les nombreux parasites de son entourage, était habitué à mener un train de vie assez large, qu'il n'aurait pu conserver si, rompant avec la Russie ou se détachant d'elle, il n'avait plus écrit qu'à l'intention des seuls lecteurs de l'étranger ou de l'émigration. Il est regrettable que le livre ne dise rien de la manière dont le Kremlin, sentant que Gorki mordrait à ce genre d'appit, sut l'attirer en lui faisant miroiter les avantages matériels consi-

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