Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

M. SPERBER ennuient bien plus qu'elles ne leur répugnent : participer à des manifestations d'enthousiasme ou de protestation, à des réunions dites électorales, à des votes, à des cours politiques, etc. L'endoctrinement continu et la propagande forcenée, ne réussissant pas à les faire sortir de leur apathie, les agacent_et les humilient d'autant plus. L'indifférent, dans les p~ys lib~es, est disposé à tout croire, sans toutefois en tirer une conséquence quelconque ; dans les pays totalitaires il ne croit plus rien. Les deux attitudes son't psychologiquement favorables à l'inaction politique, à l'ignorance et à l'inconscience sociales. On a vu à travers l'histoire des émeutes, des révoltes et des insurrections se déclencher contre des actes arbitraires des puissants, contre des injustices symboliques jugées intolérables par les indifférents eux-mêmes. Il s'agissait presque toujours de cas où l'individu pouvait s'identifier à la victime : l'injustice se présentait à son imagination. non comme un fait politique, ma~s comme un défi personnel. Quand leur affectivité formée dans l'enfance est mise en jeu, les hommes s'engagent dans le combat, oubliant, comme dans la colère, la prudence qui d'habitude guide leurs pas. Bien plus que par une conscience sociale, leur démarche est alors déterminée par certains éléments inconscients de leur conscience individuelle. Le peuple se révolte rarement pour conquérir la liberté, mais il la découvre rapidement sur son chemin et s'en réclame fièrement. Toute révolution a besoin de la liberté pour s'établir dans une légitimité, mais elle l'abandonne pour mieux asseoir son pouvoir, au moment précis où l'élan affectif des masses s'épuise, où les indifférents retombent dans leur habituelle apathie sociale. Ils ne s'aperçoivent guère de la perte de la liberté récemment acquise, ils recommencent à ressentir comme avant les chicanes et les vexations, mais sans se révolter. En 1917, les menchéviks propageaient le mot d'ordre de la liberté et de la démocratie socialistes ; ils furent vainèus. Lénine triompha en promettant la terre aux paysans et la paix aux soldats. Quelque dix ans auparavant, le chef communiste avait fait preuve de sa profonde _compréhensionde la réalité psychique en formulant un mot d'ordre d'une apparence ridiculement modeste : « Exigez le kipiatok * gratuit ! » Les ouvriers, dans les entreprises, avaient en effet besoin d'eau bouillante pour leur thé. Mission historique du prolétariat, conscience dialectique des classes - oui. En • F..aubouJllante. Biblioteca Gino Bianco 289 attendant, ce que les masses comprendront à coup sûr, c'est cette revendication. Le psychologue qui se penche sur les problèmes politiques ne peut pas ne pas être un « kipiatokiste ». Il considère en conséquence que, dans le combat contre le totalitarisme, la liberté en tant que mot d'ordre n'est que d'une faible efficacité aussi longtemps que le régime n'est pas ébranlé. Les deux thèmes principaux que la propagande des gouvernements communistes répand sans jamais s'en lasser, sont : 1. Dans les pays capitalistes, tous ceux qui vivent de leur travail restent acculés à une misère désespérante qui ne cesse de s'aggraver ; 2. Tous les régimes non soviétiques sont condamnés à périr dans un bref délai. Ils se détruiront en faisant la guerre ; ils s'écrouleront s'ils ne la font pas. Ces propagandistes savent que le thème de la liberté et de son oppression est d'un faible rendement. Ils pensent justement que l'argument le plus fort reste le suivant : « Avec nous; vous êtes sûrs de vous trouver du côté du vainqueur. En attendant, votre misère est bien moins grande que celle de vos pareils en face. » La propagande soviétique n'est point aussi géniale que d'aucuns le prétendent, mais elle obtient une certaine efficacité par le fait qu'elle vise suffisamment bas pour atteindre les indifférents. ,,*.,,. « On peut enseigner la vertu. » Ce fut là l'en\eignement le plus révolutionnaire de Socrkte. On peut et l'on doit enseigner la liberté, telle est notre conclusion. Et, comme pour la vertu socratique, il s'agit de créer une conscience individuelle ( consciousness, Bewusstsein) qui rendrait thomme capable de penser et d'agir à la hauteur de sa responsabilité sociale. Jusqu'ici on a prêché la liberté, notamment là où elle était le mieux affermie. Il est temps d'analyser le rapport réel que les hommes entretiennent, dans des conditions réelles, avec la liberté et avec leurs libertés personnelles et sociales. Il est urgent de développer les méthodes pouvant servir une éducation qui apprendrait aux hommes la conscience, le courage et l'art d'être libres. Libres non seulement dans la solitude de leurs sentiments et pensées intimes, mais aussi dans les luttes de leur époque. MANÈS SPERBER.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==