288 on réussit à lui faire accroire que sa soumission serait en réalité une forme de liberté. Le totalitarisn1e n'a pas inventé cette illusion, il l'exploite seulement en la renforçant magistralement : ceux qui vivent sous sa domination doivent affirmer les opinions qu'on leur impose comme s'ils les avaient formées spontanément, et abhorrer avec la même spontanéité toute opinion que le régime condamne ou ne recommande pas expressément. Pour qu'un homme garde des illusions en flagrante contradiction avec la réalité, il faut que sa passion en ait besoin pour ne pas s'éteindre, ou, au contraire, qu'il soit indifférent envers la vérité que ses illusions défigurent. L'illusion de la liberté naît et se nourrit notamment de l'indifférence politique. Celle-ci - phénomène quasi général à travers les millénaires - a été considérée par la sociologie du XIXe siècle, et particulièrement par le marxisme, comme une attitude normale due au fait que les régimes antérieurs avaient privé le peuple de tout droit de déterminer souverainement son destin. Ce~te explication n'est pas négligeable, mais fort insuffisante. Le droit de vote que les démocraties parlementaires accordent à tout citoyen investit le peuple, en tant que corps électoral, d'un pouvoir réel. Sans doute, on c?nstate une diminution de l'indifférence politique au cours des semaines qui précèdent ]es grandes élections, mais il s'agit d'un intérêt qui survit rarement à l'événement. Il ressemble dans le meilleur des cas à la passion passagère que suscitent certaines compétitions sportives, comme le Tour de France, la finale d'une coupe de football, etc. Ceux qui se déplacent pour assister à ce~ spectacles, de même que le plus grand nombre des autres, qui aiment en être informés par les journaux ou la radio, n'envisagent point de participer à ces combats autrement que par délégation. Leur enthousiasme violent mais éphémère, les porte toujours a~ secours de la victoire. Dans leurs heures de loisir, ils aiment aduler les champions, les héros, mais ils ne tendent guère à se faire héros euxmên1es. Ils s_'enflammeraientde pareille façon pour un homme politique dont le triomphe leur paraîtrait assuré même sans leur adhésion mais ils s'en sentiraient détachés dès que s~ victoire semblerait compromise. La défaite d'Hitler a• réellement affaibli le souvenir de leur adulation passée dans la mémoire de la plupart des nazis. L'expression démesurée des enthousiasmes politiques dans certaines périodes ne prouve pas que l'indifférence ait été remplacée par un Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL intérêt durable. Hormis une infime minorité, les hommes n'ont pas conscience de vivre en condition politique ni même dans l'organisation sociale dont ils font réellement partie. On habite un continent, un pays, une ville? Sans doute, mais psychologiquement on ne vit que l'immédiat· : on habite une chambre, une maison, une rue, un quartier. On se réclame de sa nation, certes. Mais on se définit par rapport à la famille, aux amis, aux voisins, aux camarad~8 de travail. On est contemporain d'une époque, d'événements bouleversants, mais par moments seulement ; on n'est inséré d'une façon permanente que dans une vie individuelle : d'un fils, d'un père, d'un époux - et non dans l'histoire. L'homo politicus est, en dehors des professions politiques, un phénomène d'une extrême rareté. On pourrait faire des portraits psychologiques complets de 90 % des hommes, sans même mentionner d'un mot la position qu'ils prennent (ou plutôt ne prennent pas) en face des problèmes les plus inquiétants de leur époque. (Cette affirmation n'est aucunement en contradiction avec le fait que le choix résolu d'une position contribue à caractériser une personne.) Que la liberté de mouvement soit restreinte, qu'il soit, par exemple, interdit au citoyen de quitter. le pays, comme c'est le cas derrière le rideau de fer, c'est là sans doute une très importante entrave à la liberté. Elle est insignifiante pour, disons, 90 % des habitants : ils n'envisagent pas de s'éloigner de leur province. On leur défend d'exprimer une opinion politique contraire au régime : c'est gênant, mais avoir une opinion et l'exprimer leur importe moins que de pouvoir satisfaire des besoins plus pressants. Les opinions, on n'en a besoin que pour les échanger, c'est-à-dire pour avoir de quoi parler. C'est un luxe gratuit non une nécessité pour des gens que leur ~différence · protèg~ contre les inconvénients d'une conviction. On ne veut rien risquer pour se permettre pareil luxe. En revanche, l'intrusion du régime dans le domaine strictement personnel est ressentie même par ceux qui, sans cela, le trouveraient mieux que supportable. Bien des familles nazies se sont ainsi secrètement révoltées contre la restriction de leur autorité de droit sur leurs enfants. tn U.R.S.S., la persécution et la condamnation d'hommes politiques a sans doute souvent provoqué chez les indifférents la satisfaction de voir les puissants d'hier humiliés et voués à l'opprobe. Ce qui les gêne vraiment c'7s~ d'être contraints à _gaspiller leur temps d~ lo1s1r pour des entreprises politiques qui les
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