YVES LÉVY majorité conservatrice de l'Assemblée, de son côté, songeait à se perpétuer, et c'est elle qui, pour assurer son avenir, reprit la méthode de la Restauration sous Louis XVIII et Charles X : elle réduisit le corps électoral de près d'un tiers. Les choses allaient donc à l'inverse · de ce qui s'était produit jusqu'alors : au lieu que les gouvernements avaient travaillé à former ou conserver une assemblée à leur image, c'était maintenant l'Assemblée qui voulait forger un corps électoral à sa ressemblance. Et sans doute pensait-elle que ce corps électoral lui donnerait aussi un président à sa convenance. C'est précisément l'élection présidentielle qui fut le grand argument du prince-président lorsqu'il demanda à l'Assemblée d'abroger la réforme électorale qu'il avait lui-même suggérée à ses dirigeants. Réduire le corps électoral, ce n'était pas seulement léser les exclus, c'était léser la nation tout entière, puisqu'on réduisait sa chance de porter deux millions de voix sur un même candidat, et par conséquent de désigner elle-même le chef de l'Etat. Argument faible, mais qui met en valeur les conceptions respectives du président et de l'Assemblée en matière de majorité : celle-ci pense en termes de majorité parlementaire, et une majorité parlementaire implique une minorité, implique même des tendances à l'intérieur de la majorité, des transactions, tout un jeu de forces dont l'action politique est finalement la résultante. Le président, lui, conçoit la majorité comme un jugement prononcé le jour du scrutin, et qui met la barre entre les mains de l'élu de la nation. On sait comment se départagèrent ces conceptions rivales : le prince alla faire quelques tournées en province pour se faire voir de son bon peuple et serrer les mains des notables, puis, à l'instar de son oncle, il usa de la manière forte. Napoléon III va d'une majorité nommée à une majorité élue IL USA de la manière forte, mais il ne put, dans l'organisation du nouveau régime, aller aussi loin qu'avait fait son oncle. Le soin essentiel du général Bonaparte avait été d'élimi- ·ner le suffrage universel. Sans doute le princeprésident songea-t-il un moment à l'imiter : le 2 décembre, si un décret rétablissait le suffrage universel, un second décret précisait que les Français - comme en 1799, comme en 1802, comme en 1804 - choisiraient d'écrire leur nom sur le registre des oui ou le registre des non. Mais soit qu'il manquit d'énergie, soit que les circonstances lui parussent contraires, ou Biblioteca Gino Bianco 279 peut-être parce que ses idées ne le conduisaient pas à imiter entièrement son prédécesseur, quelques troubles et certains conseils convainquirent le prince, dès le surlendemain, de revenir au scrutin secret. Nouveau décret donc, et d'une décisive importance. La Constitution promulguée six semaines plus tard peut bien présenter certaines analogies avec celle de l'an VIII. En réalité, elle en est fondamentalement différente. Le Consulat et le premier Empire n'eurent pas de chambre élue : le Corps législatif symbolisait la nation plus qu'il ne la représentait, ses membres étaient choisis par les sénateurs - ceux-ci nommés par les consuls, puis cooptés - sur des listes d' « éligibles » élus au troisième degré et à vie. La Constitution de 1852 établit un Corps législatif élu au suffrage universel, et dont les députés sont nommés pour six ans. Par là se pose inévitablement Je problème des rapports entre le président (ensuite empereur) et la représentation nationale. Dès avant le coup d'Etat, le président avait, dans une brochure anonyme 5 , exposé sa conception des choses. Le régime parlementaire lui semblait excellent pour l'Angleterre, non pour la France. En France, en effet, il voyait « des absolutistes et des démagogues se donner la main pour faire des révolutions » et un tiers parti « marcher aux ministères en faisant à gauche ou à droite l'appoint des majorités ». En d'autres termes, il y avait en France une extrême droite et une extrême gauche hostiles au régime parlementaire, et un centre qui, s'il était indispensable à la constitution d'une majorité, empêchait aussi la formation d'!e majorité homogène. (La configuration poli ique, on le voit, était fort semblable à ce qu'e le était encore à une date toute récente.) Le régime parlementaire étant impossible en France, il fallait s'inspirer de la tradition française, celle du ferme pouvoir central de la monarchie absolue. Cette tradition, la Révolution puis Napoléon en avaient été les héritiers. Il fallait à présent y revenir, en tenant compte du principe de base, « la division et l'indépendance des pouvoirs que Montesquieu appelle le principe même de la liberté ». D'un côté, donc, les assemblées, de l'autre le pouvoir du chef de l'Etat. C'est une nécessité : « En un pays comme la France, rempli de partis contraires, d'ambitions infatigables et inassouvies, les assemblées, livrées aux luttes intestines des 5. La Rlvision de la conslltution, Parts 1851. Cette brochure a été attribuée à Louls-Napol~on ou à Granltr de Cassagnac. Elle nous semble rœuvre du prisldent luimême. ,
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