Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

YVES LÉVY ment ce miracle fut-il possible ? Simplement parce que Guizot sut compléter le nombre de ses partisans par un usage systématique de la corruption. Les faveurs répandues à bon escient parmi les électeurs et les élus lui donnèrent jusqu'au dernier jour une majorité assurée. Il pratiquait cette méthode avec d'autant plus d'habileté qu'il avait la conviction de détenir là le secret de la politique parlementaire. Grand admirateur du gouvernement anglais, il était d'accord avec tous ceux qui, en France, depuis le commencement du XVIIIesiècle, reprochaient à ce mode de gouvernement d'être fondé sur la corruption. Mais ce qu'ils condamnaient lui semblait, à lui, le ressort indispensable du système, le vrai moyen de résister aux dangereux entraînements des passions électorales et de faire triompher l'ordre et la morale. Au bout de sept ans, le régime s'était, par cette méthode, si bien isolé du pays, qu'il tomba comme un fruit mûr. Guizot n'avait peut-être pas aussi bien qu'il _le croyait déchiffré le mystère de la Constitution anglaise... Lamartine veut un président de combat Sous LASECONDERÉPUBLIQUEle, problème de la majorité se pose d'une façon toute nouvelle. Il se pose d'une façon nouvelle pour des raisons qui tiennent au texte de la Constitution, mais aussi pour des raisons historiques liées à la personnalité du président et à la composition de l'Assemblée nationale. Cependant, ni la personnalité du président ni la ·composition de l'Assemblée ne furent des éléments inattendus : les constituants, pendant qu'ils discutaient la Constitution, purent entendre des allusions à l'éventualité où seraient élus ce président, cette Assemblée. Il est curieux, à cet égard, de relire le discours par où Lamartine convainquit l'Ass~mblée constituante de faire élire le président au suffrage universel. On dit généralement que Lamartine songeait à lui-même : personne, pensait-il, n'aurait les deux millions de voix exigées par la Constitution pour l'élection populaire, ce serait à l'Assemblée de choisir entre les candidats, et devant celle-ci, Lamartine pouvait espérer de l'emporter sur Cavaignac. Tel est le calcul qu'on lui prête. On pourrait même supposer qu'il se croyait capable de parvenir à deux millions de voix, lui qui affirmait les avoir eues aux élections précédentes, et qui à la vérité, dans dix départements seulement, en avait recueilli les deux tiers. Au moment où il parle d'ailleurs - le 6 octobre - il n'est pas sdr que la victoire de Louis Bonaparte soit aussi prévisible qu'elle le sera le mois suivant. Peu Biblioteca Gino Bianco 277 importe, après tout : quel qu'il soit, le calcul qu'il a pu faire n'explique pas pourquoi son discours a entraîné l'Assemblée. Et les passages que l'on cite d'ordinaire - ceux où il forme l'hypothèse ·d'un succès de Louis-Napoléon Bonaparte - auraient, plutôt que de la persuader, dû mettre en garde la majorité républicaine. Le sens du discours n'est pas là, il est dans le raisonnement très simple que tient Lamartine, et que ses auditeurs devaient comprendre immédiatement et parfaitement, tant il dépeint une réalité politique évidente, et qui leur est à tous familière. Premier point : « La République n'a été, en vérité, qu'une grande et merveilleuse surprise du temps. Tous les esprits n'y ·étaient pas encore suffisamment préparés. » Second point : l'enthousiasme du peuple, et surtout la mesure qu'il a gardée au moment de la révolution de Février, ont « rallié à la République, dans les premiers moments, tous les esprits ». Entendez : c'est ainsi qu'est née cette Assemblée constituante où il parle, et dont la majorité est républicaine. Troisième point : les journées de juin, les impôts nouveaux, la crise financière ont, « dans les départements, dans le fond du pays », changé l'enthousiasme « en incrédulité, en manque de foi, en défiance, en défaillances ». La conclusion n'a pas besoin d'être exprimée, elle va de soi : la prochaine Assemblée n'a aucune chance de compter une majorité républicaine. Si l'Assemblée est toute-puissante, et que le pouvoir exécutif dépende d'elle, la République aura vécu. D'autant plus que, si un prétendant devait acheter quelques voix pour former une majorité, on verrait promettre ambassades et préfectures, et refleurir le système de corruptidn interrompu par la révolution de Février. L'élection populaire ne présente pas cet inconvénient : « On empoisonne un verre d'eau, on n'empoisonne pas un fleuve. Une assemblée est suspecte, une nation est incorruptible comme l'océan. » En confiant au peuple la nomination du président, on l'intéressera tout entier au maintien d'un régime dont le chef tire de lui son existence. Et on donnera à ce chef une puissance telle qu'il sera en mesure de résister aux notables orléanistes et légitimistes de la prochaine Assemblée. C'est en terminant son discours que Lamartine envisage le succès éventuel de Louis-Napoléon Bonaparte, et dit:« Alea ;acta est!( ...), si le peuple se trompe ( ...), eh bien ! tant pis pour le peuple ! » On peut certes ironiser sur la péroraison de Lamartine, on peut dire que le sort du pays ne se joue pas sur un coup de dés, on peut quali-

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