Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

YVES LÉVY pouvait se former dans les délais qu'imposaient l'urgence des événements, l'imminence des périls. Le pouvoir du président de la République se limitait en effet à proposer au Parlement un président du conseil. Et le président du conseil n'avait de pouvoir que s'il existait au Parlement une majorité pour le soutenir. D'où, lorsqu'il n'en était pas ainsi, la nécessité de s'incliner au moins provisoirement devant l'événement : en 1926 devant la manœuvre de la Bourse, en 1934 devant l'émeute, en 1940 devant la panique, en 1958 devant le putsch. Pour faire front et résister à l'événement, Rome - la Rome antique - nommait un dictateur. Il fallait de même qu'un homme eût en France assez de pouvoir pour dominer les circonstances lorsque le jeu régulier des institutions se trouve momentanément entravé. Cet homme, ce ne pouvait être que le président de la République, puisque par définition les pouvoirs exceptionnels dont il s'agit ne s'exercent que lorsque le gouvernement est paralysé. D'où l'article 16, qui prescrit au chef de l'Etat, si la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat est menacée dans un moment où le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, de prendre « les mesures exigées par les circonstances » avec « la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur m1ss1on ». L'analogie entre l'article 16 de la Constitution de 1958 et l'article 14 de la Charte de 1814 ·suffit-elle pour créer une analogie entre les structures politiques de la Restauration et celles de la ve République ? Non certes. La charte de 1814 juxtaposait des pouvoirs sans créer entre eux ·un lien de dépendance. Elle énonçait que « la puissance législative s'exerce collectivement par le Roi, la chambre des pairs, et la chambre des députés des départements ». Or la Chambre des pairs était dans la main du roi, puisqu'il pouvait créer des pairs en nombre illimité, mais la Charte ne prévoyait pas les conflits qui pouvaient surgir entre le roi et la Chambre des députés, c'est-à-dire qu'elle n'énonçait aucune procédure qui permît de les régler. Aussi lorsque le cas se présenta, Charles X céda-t-il, pour le résoudre, à la tentation de faire usage de l'article 14, d'ailleurs rédigé de façon assez vague pour laisser place à n'importe quelle interprétation. En 1830, la Charte révisée continua à ignorer les conffits, mais instruit par l'expérience de son prédécesseur (et d'ailleurs privé par la révision des pouvoirs exceptionnels de l'article 14), Louis-Philippe se garda de s'opposer jamais de Biblioteca Gino Bianco 215 front à la seconde chambre. Plus tard, sous la IIIe République, la responsabilité politique du ministère fut inscrite dans la loi sur l'organisation des pouvoirs publics, et cette disposition, qui se retrouve - énoncée de façon plus explicite - dans la Constitution de la IVe République, est passée, non moins explicite, dans celle de la ve République. On voit donc que, pendant la plus grande partie du xrxe et du xxe siècle, les régimes français reposaient sur l'accord du ministère avec la majorité de la chambre basse. Charles X lui-même n'osa pas rompre avec ce mode de gouvernement : au moment où il tenta de manifester son autorité et sa puissance, ce ne fut pas pour supprimer le système parlementaire - comme outre-Pyrénées, quelques années plus tôt, avait pu faire Ferdinand VII, grâce précisément à l'intervention des troupes de la Restauration - mais pour le réorganiser. En fin de compte, Charles X, par les ordonnances de juillet, s'efforçait, simplement, de former une Chambre des députés qui ne fût plus en désaccord avec lui. Il s'y efforçait maladroitement, et déclencha un cataclysme. Mais l'entreprise où il échoua n'a cessé, avant lui et après lui, de hanter l'esprit des gouvernants. L'histoire politique du XIXe et du XXe siècle, en France, tient pour une bonne part dans les efforts faits pour permettre aux gouvernements de durer en dépit de l'instabilité de la chambre basse. Evidemment, ces tentatives ne répondent pas au souci académique de régulariser la vie politique française. Les passions politiques et l'ambition personnelle jouent ici le premier r~e. Mais précisément elles sont tenues, pour pa~venir à leurs fins, de résoudre le problème fondamental de la vie politique française. Ailleurs, la passion politique et l'ambition peuvent se préoccuper essentiellement d'accéder au pouvoir par la conquête d'une majorité ou le jeu d'alliances bien établies. En France, il est souvent moins malaisé d'arriver au pouvoir que de s'y maintenir. Cela ne date pas de notre temps. Parlant d'un des premiers ministères de la Restauration, Duvergier de Hauranne écrit qu'il lui fallait une majorité : « Restait donc, continue-t-il, la question de savoir de quels éléments cette majorité pouvait se composer, et comment, une fois composée, il fallait s'y prendre pour la maintenir. » Or il y avait, à la Chambre des députés, une petite majorité libérale. Mais comment la rassembler? « Il y avait de fortes divergences, non sur les moyens, mais sur le but; les uns voulant maintenir l'ordre établi, les autres aspirant à le renverser. » Voilà qui rappelle furieusement les

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