Le Contrat Social - anno IX - n. 5 - set.-ott. 1965

revue ltistorique et critique Jes faits et des iJées - bimestrielle - SEPT .-OCT. 1965 B. SOUVARINE ............ . YVES LÉVY ............... . MANÈS SPERBER ......... . LÉON EMERY ............. . HUGO DEWAR ............ . Vol. IX, N° 5 Ni orthodoxie, ni révisionnisme De Charles X à Charles de Gaulle Indifférence et liberté Les relations germano-soviétiques L'affaire Kirov L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE ANDREAS BILINSKY ...... . L'avocat dans la société soviétique DÉBATS ET RECHERCHES RUDOLF HILFERDING . . . . . Capitalisme d'État ou économie totalitaire? , ( MATERIAUX D'HISTOIRE F. RASKOLNIKOV .. .·...... . Lettre ouverte à Staline QUELQUES LIVRES N. V ALENTINOV : Sur une biographie de Maxime Gorki L'Observatoire des deux Mondes INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANV.-FÉV. 1965 B. Souvarine Dépersqnnalisation du pouvoir soviétique Léon Emery L'opinion publique et l'art de s'en servir E. Delimars Déstalinisation d'lvan le Terrible Anthony Sylvester Dans la province russe Sidney Hook Hegel penseur libéral 7 Chronique Salmigondis à l'italienne * Pages oubliées L'ASSOCIAT/ON INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS MAI-JUIN 1965 B. Souvarine La guerre impossible Le stalinisme Léon Emery Les Etats-Unis contre la subversion N. Valentinov Entretiens avec Maxime Gorki Lucien Laurat Décolonisation et " socialisme » E. Delimars Les méfaits de Lyssenko Maurice Friedberg La censure soviétique Michel Collinet Les débuts du machinisme (1760-1840) MARS-AVRIL 196~ B. Souvarine Le Moujik et le CommissairB N. Valentinov · · Le socialisme « dans un seul pays » Max Eastman Autour du « testament » de Lénine Laszlo Tikos Eugène Varga: un conformiste ma/gr, lui Mary Jane Moody Tourisme et rideau dB fer * P.-J. PROUDHON : CENT ANS APRIS Maurice Bourguin Des rapports entre Proudhon et Karl Marx Lettres inédites de P.-J. Proudhon JUIL.-AOUT 1965 B. Souvarine Vingt ans apr/Js Otto Ulc Pilsen, révolte méconnue E. Delimars Lyssenko, ou la fin d'une imposture . Casimir Grzybowski Le droit p,nal soviétique Yves Lévy Communards et pétroleuses Joseph Frank Conflit de générations • Chronique Clio et le stalinisme Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue .199, boulevard Saint-Germain, Paris 78 Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOMiil.M SEPT.-OCT. 1965 VOL. IX, N° 5 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . NI ORTHODOXIE, NI RÉVISIONNISME . . . 267 Yves Lévy . . . . . . . . . . ·DE CHARLES X A CHARLES DE GAULLE 273 Manès Sperber ..... . INDIFFÉRENCE ET LIBERTÉ ............ . Léon Emery........ . LES RELATIONS GERMANO-SOVIÉTIQUES. 287 290 Hugo Dewar . . . . . . . . L'AFFAIRE DE KIROV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295 L'Expérience communiste Andreas Bilinsky. . . . . L'AVOCAT DANS LA SOCIÉTÉ SOVIÉTIQUE. 299 Débats et recherches Rudolf Hilferding . . . . CAPITALISME D'ÉTAT OU ÉCONOMIE TOTAMatériaux d'histoire . F. Raskolnikov Quelques livres N. Valentinov . .. . . ... LITAl RE 7 . ( . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . dl LETTRE OUVERTE A STALINE SUR UNE BIOGRAPHIEDE MAXIMEGORKI...... . L'Obaervatoire des deux Mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . UvrN reoua Biblioteca Gino Bianco 309 313 321 326 ..

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS. Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Le Gros Animal De Montaigne à Teilhard de Chardin via Pascal et Rousseau Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Le Grand Débat INITIATION A LA STRATÉGIE ATOMIQUE Paris, Calmann-Lévy. 1963. La Lutte de classes NOUVELLES LEÇONS SUR LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES Paris, Librairie Gallimard. 1964. Essai sur les libertés Paris, Calmann-Lévy. 1965. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines à la paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolution française T. Ill. - De la Révolution française au milieu du XIX0 siècle Paris, Presses universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS OU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. ' Kostas Papaioannou : Hegel PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, l:ditions Seghers. 1962. Les Marxistes : Marx et Engels. La soçial-démocratie. Le communisme. Paris, l:ditions J'ai lu. 1965. Hegel 0 I LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965. BibHoteca Gino Bianco - ,

revue l,istorÎIJUeet critique Je1 faits et Jes iJéeJ Septembre-Octobre 1965 Vol. IX, N° 5 NI ORTHODOXIE, NI RÉVISIONNISME par B. Souvarine L E COMITÉCENTRALdu parti communiste de l'Union soviétique, qui représente l'oligarchie de la société dite « socialiste », ou plus exactement l'étage supérieur de la pyramide oligarchique, a tenu session plénière en septembre pour tenter de résoudre les problèmes ardus que lui pose le marasme de l'industrie étatique et planifiée. Il avait siégé en mars dernier pour prendre des mesures commandées par la situation critique de l'agriculture collective. Les réunions de ce genre consacrées aux deux catégories principales de la production êconomique sont innombrables et jusqu'à présent décevantes. C'est même précisément ce système de direction et de gestion assumées par le Parti qui explique le cercle vicieux dans lequel tourne sans fin le régime soviétique depuis bientôt un demi-siècle. Dans les pays où l'industrie et l'agriculture sont prospères, où l'on se préoccupe surtout d'amplifier la demande des consommateurs et d'écouler les produits en excédent, il n'y a Comité central d'aucun parti exclusif qui s'en mêle. Et rien de sûr n'autorise à supposer que les décisions prises à Moscou en mars et en septembre créent enfin un ordre de choses permettant à l'économie soviétique de progresser normalement sans que soient remises en question chaque année les méthodes qui la différencient des économies complexes abusivement d~inies comme capitalistes et impérialistes par des doctrinaires attardés, incapables de s'ins- • trutre. Biblioteca Gino Bianco Les faits de l'année écoulée depuis l'éviction de Khrouchtchev montrent une fois de plus que les affaires soviétiques sont trop sérieuses pour être interprétées par la plupart des « soviétologues ». Aucune des prévisions formulées ni des transformations annoncées par les oracles de la presse et de l'édition en Occident n'a trouvé le moindre commencement ou promesse de justification. D'ailleurs, aucun soviétologue n'avait envisagé l'élévation, puis la chute brusque de Khrouchtchev telles qu'elles ont eu lieu. En politique intérieure comme en politique extéyieure et en politique économique, les héritiers de Staline s'avèrent essentiellement conservateurs et inaptes à innover de leur propre initiative, ne cédant à contrecœur et le moins possible de terrain dogmatique que sous la pression des nécessités les plus impératives, en quoi les dirigeants actuels ne se distinguent guère de leurs prédécesseurs; du reste, ce sont les mêmes, moins Khrouchtchev et quelques comparses. Certes, des changements graduels s'accomplissent avec lenteur, après comme avant et pendant la prééminence de Khrouchtchev, mais pour la raison qu'Héraclite a enseignée depuis quelque vingt-cinq siècles, non en vertu de raisons nées dans les cerveaux stériles des détenteurs du « marxisme-léninisme » officiel. Parfois, des changements soudains interviennent sous l'effet de causes extérieures ou de phénomènes imprévisibles, mais jamais dus jusqu'à présent à la science, ni à la conscience,

268 · ni à la prescience des parvenus de la nouvelle classe dominante. « La machine échappe des mains ... », reconnaissait déjà Lénine. Tout s'explique si l'on se garde d'oublier que Staline a exterminé l'élite intellectuelle et morale de son parti et créé des conditions interdisant pour longtemps l'émergence de nouvelles têtes pensantes, dangereuses pour l'ordre établi. Lénine avait écrit dans une lettre citée trop tard par Boukharine : « Si vous chassez tous ceux qui ne sont pas très obéissants, mais intelligents, et ne ·conservez que les sots dociles, vous mènerez certainement le Parti à sa perte. » Prédiction réalisée : Staline n'a pas seulement chassé, il a assassiné, après les avoir avilis, « tous ceux qui ne sont pas très obéissants, mais intelligents », et n'a laissé survivre que les « sots dociles »; et, en effet, le parti de Lénine est allé à sa perte, faisant place au parti de Staline. Les « sots dociles » ont appris néanmoins quelque chose, ils ont acquis de l'expérience et du métier, mais seulement dans les limites de l'exercice du pouvoir. Quant à repenser les idées toutes faites, récitées par cœur, ils ne s'en montrent guère capables. .. * * LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE, cela va de soi, importe le plus au monde relativement « libre » où nous sommes, puisqu'elle met en cause la paix et la guerre. Or, elle n'a pas réellement changé de Lénine en Staline et de Khrouchtchev en Brejnev. Elle consiste en méfiance et hostilité systématiques envers tous les pays non inféodés à Moscou, tantôt atténuées si tel gouvernement se prête au jeu sovié- . tique ou fait semblant, tantôt accentuées si tel autre s'y refuse ou le contrecarre. Elle implique l'intervention plus ou moins ouverte ou camouflée partout où s'offre une chance de subversion profitable aux desseins de la puissance soviétique, intervention multiforme qui s'exerce par une propagande et une infiltration incessantes, par de l'argent, par des agents, au besoin par des armes, à l'exclusion de tout risque de guerre classique. C'est ce que Staline appelait « coexistence pacifique » et que Khrouchtchev ou Brejnev ont continué, quelles que fussent et que soient le~ modalités de leur diplomatie ou les aspects de leurs attitudes publiques. L'Union soviétique a jadis adhéré à la Société des Nations, sous Staline qui naguère la tenait pour une « Ligue des brigands ». De même, que le chef se nomme Staline, Khrouchtchev ou Brejnev, elle est membre des Nations Unies qu'elle dénigre sans merci et dont Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL elle sabote les fonctions quand elle y trouve avantage. Il y a des différences : Khrouchtchev a martelé son pupitre à l'O.N.U. avec sa chaussure, ce que n'ont pas fait son prédécesseur ni son successeur. Différences non de fond, mais de formes. Brejnev, à l'exemple de Khrouchtchev, vitupère sans conviction l' « impérialisme » et le « colonialisme », sans que cela tire à conséquence. Récemment encore, à Kiev, le 23 octobre, il a condamné « la guerre déclenchée par les bandits impérialistes américains au Vietnam », il a accusé des ennemis imaginaires de « déchaîner des guerres locales qui risquent de se transformer en un conflit nucléaire général », il a dénoncé le « revanchisme ouest-allemand » qui équivaut à la « menace d'une guerre nucléaire». C'est le langage même de Khrouchtchev, et l'on voit que le chantage à la guerre nucléaire n'a pas fini de servir. 'f * * SUR LE PLAN des relations entre pays et partis communistes, la situation postérieure à Khrouchtchev reste foncièrement identique à la situation antérieure, les impolitesses en moins du côté soviétique, mais Khrouchtchev n'en avait pas abusé en public (deux ou ·u;ois fois ? ) et lui-même y avait mis un terme. Les Chinois persistent à couvrir d'injures monotones et insincères les Russes qui les subissent sans broncher, ayant compris déjà du temps de Khrouchtchev que rien ne servirait de répliquer sur ce diapason. Depuis certain rapport de Souslov, personnage que les soviétologues tiennent pour un « théoricien » ( dont tout le monde ignore les théories) et pour le leader des « Chinois » du Comité central à Moscou, les communistes de l'Union soviétique font preuve d'une résignation remarquable sous les coups répétés que leur assènent leurs congénères de Chine, en paroles et en papier couvert d'idéo- . grammes. Ils se bornent à resserrer leurs liens à grands frais avec les « partis frères » et avec les nations presque sœurs du prétendu « tiers monde » qui n'a rien de tiers, et eux seuls savent exactement combien cela leur coûte. Au vu et au su de « l'opinion mondiale », qui n'existe pas, un Nasser, entre autres, se vend au plus offrant, c'est-à-dire à qui lui fournit un barrage, des céréales achetées au Canada et du matériel de guerre. L'Union soviétique est plus riche en ressources disponibles de toutes sortes que la Chine actuellement misérable et, aux dépens de ses populations exploitées, elle peut se permettre d'acheter des concours bruyants, de payer des complicités discrètes, de neutraliser des oppositions éventuelles. Par

B. SOUYARINE chance, elle bénéficie des divagations effrénées de Mao et de sa clique, qui inquiètent ou indisposent les pays et les partis les plus enclins à s,enrôler stupidement sous la bannière jaune. Elle profite aussi des dissensions sanglantes qui ravagent le pandémonium dit « afro-asiatique » et qui discréditent_d'avance la plus que problématique foire aux palabres dénommée pompeusement « second Bandoung » par les marchands de papier imprimé en Europe et en Amérique. Le premier « Bandoung » marquerait, paraît-il, un tournant de l'histoire universelle pour avoir empêché la Chine, l'Inde, le Pakistan, l'Indonésie, la Malaisie, les Arabes et les Africains de s'entre-tuer sous de vains prétextes ? Soit noté en passant, le successeur de Ben Bella avoue une dépense de quinze milliards (de dinars) pour planter un décor factice à l'intention de cette seconde parodie de solidarité afro-asiatique englobant la sinistre caricature du « socialisme » arabe avec des monarchies archaïques, des cliques militaires et le fanatisme islamique, couvrant mal de sordides rivalités nationalistes ou tribales et singulièrement l'antagonisme chauvin russo-chinois camouflé en surenchère de marxisme-léninisme. Pour comble, la France et les Etats-Unis sont les principaux commanditaires de l'Algérie nationale-socialistearmée à outrance (contre qui ?) par l'Union soviétique. Dans cet embrouillamini indescriptible, maints soviétologues distingués s'emploient à discerner des phénomènes d'orthodoxie et des linéaments de révisionnisme. Encore faudrait-il savoir à quoi ils se réfèrent pour coller ainsi, selon l'expression de Valéry, « des étiquettes sur des bouteilles ». Leur tâche apparaît spécialement malaisée quand ils appliquent leurs mystérieux critères au « marxisme-léninisme » d'Indonésie, incorporé au « nasakom » qui se définit comme une synthèse bizarre de nationalisme, de religion et de communisme. Vue de plus près, cette pseudo-synthèse est en réalité une salade de xénophobie, de mythomanie, d'animisme, de magie noire ·et rouge, de colonialisme javanais, de gandhisme frelaté, d'islam ramolli, de marxisme de bazar oriental, de loufoqueries diverses dont le seul interprète qualifié, Soekarno, surnommé le Grand Guide, se réclame sans rire d'Hitler et de Mussolini, de Marx et de Mao tout d'une haleine. Devant ce fatras hétéroclite, on envie le soviétologue qui détient une pierre de touche doctrinale pour séparer le bon grain orthodoxe de l'ivraie révisionniste, ou vice versa, dans la politique étrangère soviétique. Disons simplement que celle-ci est sans principes, combinarde et empirique, après comme avant l'effacementde Khrouchtchev. Biblioteca Gino Bianco 269 LA POLITIQUE INTÉRIEURE n'a pas décelé non plus d'évolution notable au cours de l'année révolue. Cela ne peut étonner que les observateurs qui versent dans un anthropomorphisme hors de saison et ne remarquent pas l'existence du Parti derrière les personnalités, même dépourvues de personnalité, que les circonstances poussent sur. le devant de la scène. Pas seulement les circonstances : leur faculté d'adaptation aussi, leur longue et patiente soumission, leur entregent nécessaire, qui leur ont valu d'avancer à l'ancienneté dans la hiérarchie de l'immense « appareil ». Le noyau stable de la direction collective, produit d'une lente cooptation à travers tant d'épreuves et de purges cruelles, élimine de temps à autre quelques-uns de ses membres usés pour en adopter de plus jeunes façonnés à son image, de même formation, de même mentalité, de même type. A première vue, le renouvellement est quasi imperceptible, mais si les nouveaux statuts sont mis en pratique, on saura peut-être l'an prochain après le congrès du Parti et la sélection du futur Comité central si une bonne dose de sang nouveau promet quelque progrès appréciable. Sur ce plan, aucun signe encore ne l'annonce. En attendant, le système fonctionne comme par le passé, le Parti unique reste omniscient, omniprésent et omnipotent, la police secrète et invisible à l'œil nu opère en silence, la morne presse monopolisée est identique à elle-même, la stricte discipline imposée aux intellectuels maintient le dogme officiel intact. Si un qudconque imprudent pense mal et se trahit, il disparaît comme par une trappe; on apprendra lon&1empsaprès (mais pas toujours) qu'il se trottve dans une maison· de repos munie de barreaux et de grillages, non pas une « prison », mais un « asile d'aliénés », dont nul témoignage direct n'a encore révélé le règlement intérieur. Khrouchtchev est assigné à résidence confortable et tenu de se taire, le poète besogneux Joseph Brodski se morfond quelque part dans !'Extrême-Nord glacial, des écrivains indociles sont discrètement retirés de la circulation dans l'intérêt général. Seuls de mauvais esprits ne voient là ni orthodoxie, ni révision- . n1sme. La politique économique ne varie en surface que pour se perpétuer en profondeur puisque le mode de propriété demeure intangible. Comme l'a écrit Chr. Racovs,ki, déporté en Sibérie, le Parti « possède l'Etat en propriété privée ». L,Etat veut répartir à sa guise le revenu national, essentiellement par le système des prix, des investissements, des subventions et des

270 · salaires, système qui fut entamé une première fois quand Lénine et Trotski, alarmés par l'insurrection prolétaire de Cronstadt et les jacqueries de 1921 en province, eurent recours à la nep (nouvelle politique économique) pour éviter la famine, la paralysie de la production et leurs conséquences catastrophiques. Staline mit fin à la nep quand il s'engagea dans la démesure de la collectivisation forcée des campagnes et de l'industrialisation galopante, croyant brûler impunément les étapes. Il dut lui aussi, devant l'imminence d'une famine généralisée, concéder aux paysans le droit de cultiver un lopin de terre individuel ou familial, d'y élever un peu de bétail, de vendre des produits au marché kolkhozien, tout cela à titre d'usufruit et dans d'étroites limites. Cette dérogation à l'étatisme absolu a traversé bien des vicissitudes sur lesquelles il n'importe pas ici de revenir en détail. Après la mort de Staline, le Parti s'empressa d'accorder de nouvelles concessions aux paysans pour relever la production agricole, il réduisit les impôts des kolkhoziens, diminua leurs prestations obligatoires et en augmenta le prix, transféra aux kolkhozes les stations de tracteurs et de machines. Une amélioration relative s'ensuivit, jusqu'au jour où le Parti, à son habitude, reprit d'une main ce qu'il avait accordé de l'autre et restreignit par décret la surface des lopins privés ainsi que le nombre autorisé des têtes de bétail. Le chœur des soviétologues impute au seul Khrouchtchev cette initiative malheureuse. Peut-être en était-il le principal responsable, peut-être la responsabilité en futelle largement partagée : car que faisaient alors Kozlov, Mikoïan, Brejnev, Kossyguine, Souslov et autres lumières du Secrétariat et du Présidium du Comité central ? Pour faire accepter la nep aux naïfs à principes, en 1921, les cadres du Parti comparaient le tournant économique au traité de BrestLitovsk conclu de façon à « céder de l'espace pour gagner du temps » : cette fois, il fallait céder aux intérêts privés pour gagner le répit indispensable à l'Etat en faillite .. Radek disait de la nep : « Ce n'est pas une évolution, c'est une tactique ». Mais Lénine reconnut qu'elle était mise en vigueur « sérieusement et pour longtemps », et nous. l'avons plus d'une fois entendu répéter le proverbe allemand : « Celui qui a dit A devra dire B ». Il n'est pas interdit de penser que, lui vivant, la nep eût été irréversible. Staline se tira d'affaire, sur le plan dogmatique, en déclarant : · « Lénine a dit pour longtemps, il n'a pas dit pour tou;ours. » Le Biblioteca Gi 10 Bianco LE CONTRAT SOCIAL Comité central de mars dernier a dû édicter des mesures équivalant à une sorte de néo-nep et qui prouvent que l'évolution l'emporte parfois sur la tactique, qu'en effet « celui qui a dit A devra dire B », même s'il a la tête pleine d'arrière-pensées comme tout communiste acculé à une. palinodie peu reluisante. PLUS ÇA CHANGE, plus c'est la même << chose. » Au lendemain de la chute de Khrouchtchev, le premier soin des diri- .·geants fut d'autoriser les paysans, ainsi que · les travailleurs des villes, à élargir leurs petites exploitations agricoles personnelles. On comprend le sens de leur décision précipitée : la production privée des légumes, de la viande et des laitages assure une part énorme et indispensable de l'alimentation du pays; il fallait donc la stimuler de toute urgence. Quant aux céréales, qui procèdent de la grande culture mécanisée, le manque à récolter n'a pu être pallié, sous Brejnev comme sous Khrouchtchev, que par des achats massifs chez les capitalistes. Savoir si, désormais, le Parti ne reviendra plus sur cette expérience de décollectivisation partielle est le secret de l'avenir. Quoi qu'il en soit, tout au long de l'histoire soviétique, il s'agit de manœuvres et. de péripéties qui ne mettent pas en péril la mainmise autoritaire de l'Etat sur l'ensemble de l'agriculture. La persistance ultérieure des mécomptes du Parti dans les campagnes (incurie administrative, gabegie agronomique, gaspillages monstrueux, laisser-aller de la main-d'œuvre) contraindrait de reconsidérer le statut des paysans pour les intéresser davantage à la production. Déjà un article de la Komsomolskaïa Pravda (le 7 août) a envisagé l'hypothèse d'allouer des terres et du matériel à des équipes autonoines de quatre à six personnes qui en partageraient les profits .entre elles. Dans cette perspective s'imposerait une certaine révision du principe d'appropriation en vigueur, à . défaut de révisionnisme. Les communistes issus du bolchévisme n'ont jamais su se donner une doctrine cohérente en matière d'agriculture socialisée. On sait que Lénine avait « volé » ( c'était sa propre expression) le programme des socialistes-révolutionnaires en Octobre, après avoir plusieurs fois varié d'un concept à un autre. Il a ensuite agi par improvisations successives, jusqu'à la nep, pendant laquelle les théoriciens attitrés du , . ,. . . regtme s 1nterrogea1ent anxieusement pour

B. SOUVARINE savoir si la rente foncière doit subsister après la socialisation des terres. Les survivants de cette époque alors présents à Moscou, peu nombreux aujourd'hui, les ont entendus constater à regret que la réponse ne se trouve pas dans Marx. Il est arrivé à Lénine, à propos de problèmes inattendus « posés par la vie » et en conflit avec les schémas du catéchisme pseudomarxiste, de dire à ses disciples que Marx n'ayant rien écrit là-dessus, il faudrait trouver les solutions sans son aide. La perplexité au sujet de la rente foncière explique assez pourquoi les « orphelins » de Lénine (expression de Zinoviev) ont mis si longtemps à qécouvrir la rentabilité des entreprises comme l'un des indices d'une gestion économique saine et rationnelle. Thomas G. Masaryk n'a pas eu tort de remarquer, dès 1920, que les bolchéviks « ont cherché et trouvé des choses depuis longtemps existantes et connues » et qu'il n'est guère de domaine où ils ne doivent « redécouvrir l'alphabet ». La rentabilité des entreprises est donc à l'ordre du jour, avec ses corollaires qu'impliquent la notion complexe de profit et l'économie de marché, depuis que le professeur Liberman a été mandaté en 1962 pour exposer ses vues en public, les académiciens Nemchinov et Trapeznikov abondant diversement dans le même sens. Cela se passait du temps de Khrouchtchev et il est hors de question que ce fût possible sans décision prise en haut lieu. Il a donc fallu trois ans d'études et de débats dans les organes économiques supérieurs pour préparer les délibérations du Comité central de septembre. On voit là une fois de plus que les réformes de cette envergure ne jaillissent pas toutes prêtes du cerveau de tel ou tel politicien dirigeant, mais résultent de laborieuses recherches et consultations contradictoires entre spécialistes et techniciens dont les conclusions trouvent en Khrouchtchev hier, en Brejnev et Kossyguine aujourd'hui, différents interprètes. Ici encore un rappel s'impose : lors de la nep dès ses débuts, un vocable nouveau s'introduisait dans le langage des bolchéviks et devenait leitmotiv chez leurs économistes, celui de khozrastchott, signifiant à peu près : équilibre du bilan, autofinancement et rendement de l'entreprise. A présent c'est encore de khozrastchott qu'il s'agit avec quarante-cinq ans de retard pour le réaliser « sérieusement et pour longtemps » et avec les implications multiples qu'il comporte ou que l'expérienceenseigne : tauxde l'intéretrémunérantles investissements, calculdes prix de revientet des amortiss~ments, opbations de aédit, correctifs et stimulants Biblioteca Gino Bianco 271 fiscaux, rapports avec les fournisseurs et avec le marché, marge d'autonomie accordée aux directeurs, intéressement des travailleurs, pour n'évoquer brièvement que les principales. Le Plan d,Etat demeure tabou et la décentralisation décrétée sous Khrouchtchev (suppression de nombreux ministères économiques et création des sovnarkhozes régionaux) est abolie; mais le centralisme économique avait été dûment condamné par le Comité central comme bureaucratique et stérilisant, comme la cause de tous les maux qui retardent la prospérité matérielle. On y revient, pourtant, à la centralisation, et l'on reconstitue en hâte les ministères supprimés, on en crée même d'autres ; or ce processus était déjà commencé avec Khrouchtchev sous forme de Comités d'Etat, pseudonymes de ministères. Chaque réforme, jusqu'à présent, s'accompagne d'un surcroît de bureaucratie et rien ne dit que tout doive décidément changer pour le mieux. Si le Plan et le marché sont en conflit, si les plans particuliers divergent du plan d'ensemble, si les exigences des consommateurs déjouent les prévisions financières, si les avantages accordés aux producteurs provoquent la hausse des prix, la raréfaction des marchandises, la dépréciation de la monnaie, ce ne sont que nouvelles contradictions et difficultés en perspective. 0 N CONÇOIT que le Parti ait hésité, réfléchi et discuté pendant trois ans avant de s'engager dans la voie tracée par le dernier Comité central. Jusqu'à l'adopti~n imprudent_eet tonitruante de son nouveau programmemanifeste de 1961, le Parti a pu donner le change, les apparences économiques ont été plus ou moins sauvées (en chiffres absolus) par une série de tricheries qui abusaient le public au-dedans comme au-dehors. Il a longtemps triché sur la valeur de la production en chiffrant arbitrairement les prix. Il a ttiché ensuite sur les quantités, en poids ou en volume, en comptant comme normaux des produits deux ou trois fois trop lourds. Il a triché encore en admettant que les matériaux d'un même objet soient évalués ensemble et séparément pour grossir les additions. Il a triché constamment en regardant. comme conforme au plan ce qui était obtenu au moyen de tricheries particulières appelées couramment blat en argot, c'est-à-dire le débrouillage illégal procurant des bénéfices occultes et personnels. Il a toujours triché en inscrivant dans ses statistiques d'innombrables déchets et rebuts. En fin de compte il a réalisé

272 la gageure, dans un pays de pénurie générale et permanente, d'accumuler des quantités invraisemblables de marchandises invendables. Cela ne pouvait durer indéfiniment. Tandis que Khrouchtchev se moquait du monde en pérorant sur la compétition imaginaire de deux « systèmes », il convoquait les médecins Liberman, Nemchinov, Trapeznikov et autres au chevet de son industrie malade. Il reste à administrer intelligemment les remèdes, mais surtout sans arrière-pensées manœuvrières. Les remèdes· prescrits s'enchaînent et, inséparables d'une cure de vérité, ils forment un tout qui ne souffre aucune infraction; ils seront sans effet durable si le Parti essaie de convertir une évolution nécessaire en une tactique passagère, donc tant que le Parti ne s'affranchira pas du mensonge consubstantiel à son pouvoir exorbitant depuis qu'il a pris résolument le contre-pied de son programme initial, commun en 1917 à la social-démocratie dans son ensemble, depuis qu'il a renié sciemment ses promesses démocratiques d'Octobre. Le mythe du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat, la fiction du parti unique incarnant la conscience de classe, la tromperie des plans quinquennaux et de la collectivisation volontaire, tous les mensonges majeurs sans parler des menteries mineures culminent dans le mensonge suprême proclamé en 1936 par Staline quant à la réalisation du socialisme , h ' menso~ge accentue sous K rouchtchev avec le programme-manifeste de 1961 annonçant l' avènement du communisme à prochaine échéance. De ce mensonge principal découlent tous les mensonges subordonnés qui infestent la vie soviétique et qui infectent les rapports de l'Etat soviétique avec le monde extérieur .. Dans un écrit fameux en 1918 mais bien oubJié de nos jours, Lénine enseignait que pour « réaliser une structure sociale supérieure à celle du capitalisme », c'est-à-dire le socialisme, il faut nécessairement « au&menter la productivité du travail ». Or sur ce point précis, la faillite du régime soviétique est le moins contestable et sans retour. Ce que Lénine espérait en 1918 accomplir en « plusieurs années » apparaît nettement chimérique en 1965 et, de toute évidence, ne sera pas acquis au bout d'un demisiècle, ne se réalisera jamais par les voies et moyens mis en œuvre depuis Octobre. D'ailleurs Bi.blioteca Gino Bianco ., LE CONTRAT SOCIAL le seul _critère économique ne suffirait nullement à authentifier le socialisme, à moins de répudier une tradition séculaire de morale et de justice. Il est possible d'améliorer l'état matériel des choses soviétiques, pourvu que le Parti cesse d'empiéter sur les compétences économiques au nom de la primauté du politique ; il est exclu que l'amélioration tende à se conformer au programme-manifeste de 1961, dont elle sera la négation vivante. Les dirigeants actuels sont-ils conscients des processus et conséquences inévitables de l' orientation nouvelle imprimée à la planification et à la gestion industrielles ? Dans l'affirmative, ils tournent le dos aux principes qu'ils affichent; dans la négative, ils vont à de nouveaux déboires. Certes ils assurent catégoriquement que toute restauration du capitalisme est une vue de l'esprit occidental, et sans doute ont-ils rai- ~on dans une certaine mesure tant que le mode d'appropriation subsiste tel quel, mais il y a capitalisme et capitalisme : le monde en présente des « types » disparates, dont aucun n'est chimiquement pur. Lénine et Boukharine, chacun faisant école, ne s'accordaient pas sur les expressions « capitalisme d'Etat » ou ~< socialisme d'Etat » pour définir leur économie bâtarde soumise à la nep, aucun critère similiscientifique ne pouvant les départager en orthodoxie et révisionnisme. A plus forte raison doit-on s'attendre à d'âpres controverses sur le « type » d'Etat que connaîtra ·1a génération soviétique de demain. Il n'importe guère. Pour s'e~ tenir au fait majeur du moment, il justifie plemement la parole du tribun orthodoxe August Bebel que le théoricien révisionniste par excellence Eduard Bernstein reprenait à son compte : « Sans la perspective du profit aucune cheminée d'usine ne fume ! » ' L'appareil du Parti ne manquera pas d'exercer sa force d'inertie naturelle contre les lois· de l'éc?nomie politique, mais « la machine échappe des mains... », avouait jadis Lénine qui, en outre, répétait en allemand et en russe : « Celui qui a dit A devra dire B. » Magister dixit. Quand les arrière-neveux spirituels du maître seront capables de dire B, ils auront à l'expérience compris sur le tard que sans propriété individuelle, il n'y a ni progrès humain, ni droit de l'homme, ni liberté du citoyen. ·' B. Souv ARINE.

DE CHARLES X A CHARLES DE GAULLE par Yves Lévy AVANT TROIS MOIS le pays dira par (( ses _suffrages s'il ~nten~. revoir les -pratiques du passe ou s tl veut que le régime nouveau assure, demain comme aujourd'hui, la conduite de la vie nationale. Car chacun le sent et le sait, tel sera bien l'enjeu de l'élection présidentielle. » Tels sont les mots par où s'achevait, le 9 septembre 1965, la douzième conférence de presse du général de Gaulle. Ce sont là des paroles dignes de retenir l'attention. On remarquera que le vote des Français -peut soit ramener « les pratiques du passé », soit assurer la continuation du « régime nouveau ». Quoi! tant de choses dans une élection présidentielle? Mais alors il faut admettre qu'il s'agit moins d'élire un président que de choisir de nouveau - comme en 1958, comme en 1962 - entre l'ancien régime et le nouveau, il faut admettre que les Français doivent sans cesse recommencer à fonder le nouveau régime, il faut admettre que ce nouveau régime n'a pas encore été réellement, institutionnellement fondé. Et lorsque, dans la même conférence de presse, le général de Gaulle disait : « Les pouvoirs publics se tiennent maintenant en équilibre », il fallait sans doute entendre qu'il s'agit d'un système en équilibre instable et dont la vue contraint les spectateurs à se demander de quel côté il va tomber. LE GÉNÉRAL DE GAULLE - chacun le sent, chacunle sait - le général de Gaulle a raison. Le vote de décembreaura beaucoupplus de portœ que le simple choix d'un homme.Mais si l'on fait réflexionque pendantsept annéesle Biblioteca Gino Bianco général de Gaulle a, plus que personne en France depuis près d'un siècle, été le maître de faire ce qu'il voulait, on peut se demander comment il se fait que durant ce temps, aucune institution définitive n'ait encore été mise en place. Qu'est-ce donc que ce régime à qui deux référendums n'ont encore donné qu'une ombre de réalité, et qu'un vote peut bouleverser, voire ruiner ? Il faut croire que. la Constitution actuelle de la France a quelque chose d'exceptionnel : d'ordinaire les votes prévus par un texte constitutionnel se déroulent à l'intérieur du système constitutionnel, et, ici, un vote prescrit par la Constitution apparaît comme un vote pour ou contre elle. Il y a là un mystère, qu'il faut tenter de débrouiller. 183'! et 1965 A LA VÉRITÉ, ce n'est pas la première fois qu'en France le corps électoral, par son vote, juge non une politique, mais le régime. Les élections de 1830 parurent à Charles X si menaçantes pour son régime qu'il se crut en droit de recourir à cet article 14 qui, accordant au roi le droit de prendre des mesures exceptionnelles lorsque était en jeu la sûreté de l'Etat, correspondait dans la Charte de 1814 à ce qu'est l'article 16 dans la Constitution de la ve République. Mais en 1830 la situation était apparemment toute différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait conffit entre les députés et le ministère. Le roi tenait à garder ses ministres, et prononça la dissolution de la Chambre. Le corps électoral tenait à ses députés : il réélut presque tous les membres de l'opposition, et leur adjoignit quelques opposants nouveaux. C'est alors que le roi se souvint de l'article 14

274 de la Charte, et que Paris répondit en élevant des barricades. En 1965, il n'y a nul conflit entre les députés et le ministère, et d'ailleurs les députés ni le ministère n'interviennent en rien dans l'élection présidentielle. Cependant, à bien voir les choses, il existe une analogie entre notre époque et celle de la révolution de Juillet. En juillet 1830, le ministère n'était que l'instrument du roi, et c'est le roi qui, pour se convaincre de ses droits, ouvrit son exemplaire personnel de la Charte à l'article 14. En face du roi, au moment des ordonnances de juillet, on ne peut dire qu'il y ait une Chambre des députés : les députés viennent d'être élus, mais ils ne sont pas encore réunis, ils ne forment pas encore une assemblée. L'adversaire de Charles X, ce n'est pas une Chambre des députés qui n'existe pas encore : c'est le corps électoral qui vient d'exprimer ouvertement son hostilité à la façon dont le roi conçoit -sa fonction. Aussi les ordonnances n'annulent-elles pas seulement les élections : elles créent aussi un corps électoral nouveau, sensiblement plus restreint que le précédent, et obéissant à des règles nouvelles. Le conflit véritable est entre le roi et le corps électoral, que le roi se croit en mesure de détruire. A quoi il parviendrait sans doute si, pour des raisons qu'il n'est pas nécessaire d'examiner ici, la population parisienne - c'est-à-dire une masse · de gens dépourvus de droits politiques - n'intervenait de façon décisive en faveur de ses adversaires. Quand la bataille se termine, la Charte subit quelques petits changements, le plus notable consistant à retirer au roi le droit de veiller à la sûreté de l'Etat, et à confier l'ordre constitutionnel « a~ patriotisme et au courage des gardes nationales et de tous les citoyens français ». Et surtout, un nouveau roi remplace celui qui tirait de la loi salique une légitimité presque millénaire. Lorsque le 5 décembre 1.965 le général de Gaulle affrontera pour la première fois le suffrage universel, il se trouve~a comme Charles X face à face avec le corps électoral. Il y aura d'autres candidats. Et « le pays dira » quel régime lui agrée. Cette affirmation du général de Gaulle ne peut s'entendre que d'une seule façon : voter pour lui, ce sera accepter l'ordre nouveau, - voter pour quelque autre candidat que ce soit, ce sera revenir aux « pratiques du passé ». En quelque sorte, la charte constitutionnelle demeurant la même, le pays votera, dans le premier cas pour un émule de Charles X, pour un partisan décidé de la prérogative sinon royale, du moins présidentielle, dans BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL le second cas pour une manière de Louis-Philippe contraint d'obtenir, avant d'agir, l'approbation des représentants du pays. Cette alternative est-elle réellement contenue dans la · Constitution actuelle de la France ? C'est là le . ' . point a examiner. Gouvernement et majorité LA CONSTITUTIONde la IIIe République avait des défauts auxquels ont avait mainte fois proposé de remédier. Celle de la IVe ·présentait des inconvénients semblables, et au moment où le régime s'effondra, l'Assemblée avait commencé à examiner un important projet de réforme. Les rédacteurs de la Constitution de 1958 ne laissèrent pas de tenir compte des réflexions et des projets nés sous le système précédent, et qui tendaient essentiellement à donner à l'action gouvernementale plus d'énergie et de continuité. La durée des sessions fut limitée, le domaine de la loi restreint, l'ordre du jour des assemblées contrôlé, le vote de la censure strictement réglementé. Quant au Sénat, dépouillé sous la IVe République d'une partie de son autorité passée, il n'est plus, sous le régime nouveau, qu'un fantôme impuissant. Les régimes précédents n'avaient pas seulement souffert de l'instabilité gouvernementale. Ils avaient aussi connu de nombreuses crises difficiles, voire· impossibles à résoudre selon la procédure parlementaire habituelle. A plusieurs reprises, des événements plus ou moins graves, suscitant assez d'affolement sur les bancs parlementaires pour rompre la majorité gouvernementale, avaient empêché. qu'on disposât du temps nécessaire pour la patiente élaboration d'une majorité de rechange. Et ,il avait fallu, pour franchir le pas difficile, avoir recours à des personnalités dont le Parlement n'acceptait qu'à contrecœur l'autorité transitoire. C'est ainsi qu'on avait fait appel à Poincaré en 1926, à Doumergue en 1934, tous deux anciens présidents de la République. En 1940, ce fut bien pis. La déroute empêchait la réunion du Parlement. La panique s'emparait du ministère, qui tombait en décomposition. La force des ch~ses imposa un défaitiste à la tête du gouvernement, sans que personne eût assez de pouvoir pour faire prévaloir une résolution héroïque. Et en· 1958, ceqx qui rédigeaient, ceux qui discutaient la nouvelle Constitution avaient le souvenir tout frais de la crise du mois de mai, qui avait contraint le Parlement à se tourner vers le héros de Colombey. Toutes ces crises avaient un trait ..commun : l'autorité légitime était impuissante ou s'était dissoute. Ou plutôt : · il n'y. avait plus d'autorité légitime, et aucune ne

YVES LÉVY pouvait se former dans les délais qu'imposaient l'urgence des événements, l'imminence des périls. Le pouvoir du président de la République se limitait en effet à proposer au Parlement un président du conseil. Et le président du conseil n'avait de pouvoir que s'il existait au Parlement une majorité pour le soutenir. D'où, lorsqu'il n'en était pas ainsi, la nécessité de s'incliner au moins provisoirement devant l'événement : en 1926 devant la manœuvre de la Bourse, en 1934 devant l'émeute, en 1940 devant la panique, en 1958 devant le putsch. Pour faire front et résister à l'événement, Rome - la Rome antique - nommait un dictateur. Il fallait de même qu'un homme eût en France assez de pouvoir pour dominer les circonstances lorsque le jeu régulier des institutions se trouve momentanément entravé. Cet homme, ce ne pouvait être que le président de la République, puisque par définition les pouvoirs exceptionnels dont il s'agit ne s'exercent que lorsque le gouvernement est paralysé. D'où l'article 16, qui prescrit au chef de l'Etat, si la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat est menacée dans un moment où le fonctionnement des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, de prendre « les mesures exigées par les circonstances » avec « la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur m1ss1on ». L'analogie entre l'article 16 de la Constitution de 1958 et l'article 14 de la Charte de 1814 ·suffit-elle pour créer une analogie entre les structures politiques de la Restauration et celles de la ve République ? Non certes. La charte de 1814 juxtaposait des pouvoirs sans créer entre eux ·un lien de dépendance. Elle énonçait que « la puissance législative s'exerce collectivement par le Roi, la chambre des pairs, et la chambre des députés des départements ». Or la Chambre des pairs était dans la main du roi, puisqu'il pouvait créer des pairs en nombre illimité, mais la Charte ne prévoyait pas les conflits qui pouvaient surgir entre le roi et la Chambre des députés, c'est-à-dire qu'elle n'énonçait aucune procédure qui permît de les régler. Aussi lorsque le cas se présenta, Charles X céda-t-il, pour le résoudre, à la tentation de faire usage de l'article 14, d'ailleurs rédigé de façon assez vague pour laisser place à n'importe quelle interprétation. En 1830, la Charte révisée continua à ignorer les conffits, mais instruit par l'expérience de son prédécesseur (et d'ailleurs privé par la révision des pouvoirs exceptionnels de l'article 14), Louis-Philippe se garda de s'opposer jamais de Biblioteca Gino Bianco 215 front à la seconde chambre. Plus tard, sous la IIIe République, la responsabilité politique du ministère fut inscrite dans la loi sur l'organisation des pouvoirs publics, et cette disposition, qui se retrouve - énoncée de façon plus explicite - dans la Constitution de la IVe République, est passée, non moins explicite, dans celle de la ve République. On voit donc que, pendant la plus grande partie du xrxe et du xxe siècle, les régimes français reposaient sur l'accord du ministère avec la majorité de la chambre basse. Charles X lui-même n'osa pas rompre avec ce mode de gouvernement : au moment où il tenta de manifester son autorité et sa puissance, ce ne fut pas pour supprimer le système parlementaire - comme outre-Pyrénées, quelques années plus tôt, avait pu faire Ferdinand VII, grâce précisément à l'intervention des troupes de la Restauration - mais pour le réorganiser. En fin de compte, Charles X, par les ordonnances de juillet, s'efforçait, simplement, de former une Chambre des députés qui ne fût plus en désaccord avec lui. Il s'y efforçait maladroitement, et déclencha un cataclysme. Mais l'entreprise où il échoua n'a cessé, avant lui et après lui, de hanter l'esprit des gouvernants. L'histoire politique du XIXe et du XXe siècle, en France, tient pour une bonne part dans les efforts faits pour permettre aux gouvernements de durer en dépit de l'instabilité de la chambre basse. Evidemment, ces tentatives ne répondent pas au souci académique de régulariser la vie politique française. Les passions politiques et l'ambition personnelle jouent ici le premier r~e. Mais précisément elles sont tenues, pour pa~venir à leurs fins, de résoudre le problème fondamental de la vie politique française. Ailleurs, la passion politique et l'ambition peuvent se préoccuper essentiellement d'accéder au pouvoir par la conquête d'une majorité ou le jeu d'alliances bien établies. En France, il est souvent moins malaisé d'arriver au pouvoir que de s'y maintenir. Cela ne date pas de notre temps. Parlant d'un des premiers ministères de la Restauration, Duvergier de Hauranne écrit qu'il lui fallait une majorité : « Restait donc, continue-t-il, la question de savoir de quels éléments cette majorité pouvait se composer, et comment, une fois composée, il fallait s'y prendre pour la maintenir. » Or il y avait, à la Chambre des députés, une petite majorité libérale. Mais comment la rassembler? « Il y avait de fortes divergences, non sur les moyens, mais sur le but; les uns voulant maintenir l'ordre établi, les autres aspirant à le renverser. » Voilà qui rappelle furieusement les

276 commentaires qu'on lit aujourd'hui dans les quotidiens politiques. Et l'analogie se poursuit : ceux-là, dit Duvergier de Hauranne, sont « disposés aux transactions, souvent nécessaires dans la pratique du gouvernement parlem~ntaire », mais ceux-ci ne veulent point de transactions, car elles consolideraient le régime dont ils souhaitent la ruine 1 • Dès 1819, la France off:cele portrait de la France actuelle, et nous imaginons que si l'on sortait de l'enceinte parlementaire, on identifierait aisément, dans les sociétés secrètes en formation, les multiples tendance:.; qui coexistent aujourd'hui dans le P.S.U. Former une majorité, la maintenir, éternel problème pour les gouvernants, qui tantôt usent de la force, tantôt de la négociation, tantôt de la ruse, selon leur tempérament, mais aussi selon les facilités et les ouvertures que leur offrent les textes constitutionnels. On ne fera pas ici une histoire suivie de la façon dont les divers régimes se sont efforcés de rallier la majorité des représentants du pays -.- ce serait récrire toute l'histoire de France - mais on rappellera certains moment~ importants, certains aspects caractéristiques de cette tâche qui n'a pas de fin. Comment la monarchie censitaire forgeait des majorités Aux DERNIERS JOURS de la Restauration, on l'a dit, Charles X tenta de remanier le corps électoral. Il reprenait ainsi une manœuvre qui avait donné de bons résultats : en 1820 la loi du double vote -· qui accroissait, dans les élections, le poids des gros contribuables - donna naissance à une écrasante majorité ultra, dont le chef, Villèle, demeura au pouvoir plus de six ans. ·Mais l'inconvénient des trop belles majorités, c'est qu'elles se divisent, ce qui empêche le gouvernement d'agir et désoriente le corps électoral. Villèle en éprouva les conséquences : il dut dissoudre la Chambre, et il perdit les élections. On sait que cette défaite n'incita pas longtemps le roi à changer de politique. Sans doute pensait-il que l'élimination des électeurs dangereux suffirait à rétablir la situation. Et puisque c'était ·le montant de l'impôt qui faisait l'électeur, on s'efforçait de réduire les impôts des opposants. On en trouve un témoignage curieux dans une lettre - vraisemblablement inédite - par où Benjamin Constant, le 18 janvier 1830, signale à son percepteur qu'il a négligé de lui réclamer une 1. Duvergier de Hauranne : Histoire du gouvernement parlementaire en France, tome V, Paris 1862, pp. 7 à 9. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL partie de son dû ·: « Monsieur, lui écrit-il, je ne trouve pas comme les autres années la cote de ma contribution personnelle jointe à celle de ma contribution foncière de la rue d'Anjou. Je prends la liberté de vous prier de me l'envoyer. » En ce temps-là, on le voit, il pouvait être malaisé de payer ses impôts. Les ordonnances de_juillet allaient dans le même sens, non qu'elles supprimassent des impôts, mais elles décidaient que les patentes ne seraient plus comptées pour le cens, et renforçaient encore le rôle des électeurs les plus riches dans' les collèges électoraux. Comme on n'eut pas l'occasion d'expérimenter ces nouvelles dispositions, on ne peut savoir si elles auraient assuré la stabilité des gouvernements. La monarchie de Juillet eut d'abord plus de mal encore que la Restauration à faire durer ses ministères. Dans les dix premières années du règne de Louis-Philippe, quatorze gouvernements se succédèrent. De cette instabilité on parlait déjà avec l'ironie désabusée dont on usa plus tard, sous la IIIe République. Un mot de Victor Hugo le montre assez. Le 7 février 1840 la fille de Villemain, qui avait six ans, parla à Adèle Hugo, qui en avait dix, de l'hôtel où elle vivait avec sa famille, et de son beau jardin. « Tu viendras m'y voir, dit-elle, n'est-ce pas, quand il fera beau et qu'il y aura des fleurs ? » Puis ~lle s'interrompit : « Oui, mais ' ,... l , , nous n y serons peut-etre pus, cet ete ... » Notant le mot de la petite :6.lle, Victor Hugo ajoutait : « Cette enfant sait déjà qu'un ministre dure trois mois 2 • » L'hôtel dont il s'agissait, en effet, c'était le ministère de !'Instruction publique. Le pressentiment de Mademoiselle Villemain se vérifia : trois semaines plus tard, il fallut déménager. Mais à l'automne~ M. Villemain se réinstallait dans le bureau du grand maître de l'Université, et pour longtemps : il faisait partie de .ce ministère qui, dirigé par Guizot, du"ra plus de sept ans, c'est-à-dire phis longtemps qu'aucun autre ministère français depuis la Révolution de 1789 jusqu'aujourd'hui. Corn2. Victor Hugo : Œuvres politiques complètes, œuvres diverses, réunies et présentées par Francis Bouvet, Paris, J.-J. Pauvert édit., 1964, p. 1120. Signalons ici l'intérêt considérable de ce volume, où l'éditeur a rassemblé, dans l'ordre chronologique, toutes les œuvres politiques et tous les écrits intimes d'Hugo qui ont été publiés (et même un court inédit). Réunion d'autant plus précieuse que nombreux et importants sont les écrits qui ont vu le jour depuis la précédente édition des œuvres complètes de Victor Hugo. Ce volume, en effet, bien que dépourvu de tomaison, est le quatrième et dernier d'une édition collective que Francis Bouvet s'est efforcé de faire exhaustive, composant en outre une ample ·chronologie et ajoutant des notes bibliographiques. Les trois premiers volumes comprennent les Œuvres poétiques complètes, les Œuvres romanesques complètes, (y compris la première version des Misérables), les Œuvres dramatiques et critiques complètes.

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