Le Contrat Social - anno IX - n. 4 - lug.-ago. 1965

260 fesseurs, voire des étudiants étrangers ; bien des mesures envisagées resteront sans effet pratique, et le principal résultat de l'œuvre entreprise par Pierre le Grand sera peut-être la création d'une science « étatique », utilitaire, inspirée, dirigée et contrôlée par le Prince au profit exclusif de l'Etat : c'est là un trait qui marquera à tout jamais, selon l'auteur, la science de ce pays. Durant tout le XVIIIe siècle, les savants étrangers accourent, et l'attitude des dirigeants et de la société russe à leur égard sera assez fluctuante : tour à tour objets d'honneurs et de méfiance (on les soupçonne de faire parvenir dans leurs pays des renseignements géographiques ou militaires), souvent mal payés ou en butte à des contrôles idéologiques intolérables, beaucoup ne pourront s'habituer à la vie en Russie et retourneront dans les universités de l'Occident. Cependant la science proprement russe se développe, et Lomonossov paraît, « moujik de génie », dont la figure prestigieuse (on sait qu'il est l'objet d'un véritable culte en U.R.S.S.) est ramenée par M. Vucinich à de plus justes proportions. Non sans mal, universités, académies, écoles se créent peu à peu. Catherine II poursuit l'œuvre de Pierre, au moins jusqu'en 1789 ; après quoi, les institutions scientifiques et les établissements d'enseignement auront surtout pour tâche d'élaborer et de répandre l'idéologie officielle, menacée par la Révolution française. Une censure renforcée veille sur les arrivages de livres étrangers. Ce siècle, qui aura vu la fin du monopole culturel de l'Eglise, s'achève sur l'apparition d'une conscience nationale parmi le peuple russe pris dans son ensemble, phénomène dû entre autres causes aux grandes expéditions scientifiques de Sibérie, lesquelles soulignent la richesse. et l'immensité de l'Empire. La langue russe, enrichie de néologismes techniques souvent plus hardis que vraiment heureux, gagne peu à peu droit de cité dans les communications scientifiques. Au début du XIXe siècle, les réformes d'Alexandre vont doter le pays d'institutions scientifiques et scolaires durables, dont l'essentiel subsistera jusqu'en 1917. Les universités, cependant, régies par la charte de 1804, verront souvent leurs libertés menacées par l'Etat (affaire Magnitski à Kazan), qui cherche à en faire de simples usines à fonctionnaires au loyalisme insoupçonnable. L'aristocratie, au moins jusqu'en 1825, marquera sa réserve à l'égard des carrières scientifiques peu considérées et mal rétribuées, et, craignant pour les jeunes nobles la promiscuité sociale des universités, elle les BibliotecaGino Bian.co LE CONTRAT SOCIAL enverra surtout fréquenter les écoles militaires. On ira· jusqu'à créer des pensionnats pour nobles dans les universités mêmes, afin d'éviter les mélanges de classes. Sous le règne de Nicolas Ier, au moment des désordres polonais des années 30, le pouvoir procède à la russification accélérée des écoles des provinces occidentales. Les universités de Vilna et de Dorpat auront à souffrir des mesures prises par le comte Ouvarov. Les professeurs étrangers voient leur nombre diminuer; l'intelligentsia russe, qui vit désormais son existence propre, se scinde en écoles, puis en « camps », et les années 40, ligne de partage de deux courants historiques, verront s'affronter slavophiles et occidentaux. Granovski, et surtout Soloviev, avec son interprétation dynamique de l'histoire, vont illustrer cette période. L'influence de Schelling le cède à celle de Hegel, dont on_ retiendra le rationalisme après en avoir éliminé l'idéalisme. Herzen, Tchernychevski, Dobrolioubov, Biélinski, hérauts des nouvelles tendances, annoncent les années 60 et le matérialisme scientifique. L'auteur traite en détail de · certaines sciences (par exemple les mathématiques avec Lobatchevski) ou de l'histoire des sociétés savantes, mais il se borne trop souvent à énumérer des épigones. L'ouvrage s'arrête au seuil des années 60 : c'est l 'épqque où Bazarov, personnage d'un roman de Tourguéniev, dissèque des grenouilles ... En vérité, l'histoire de la science en Russie et des vicissitudes qu'elle y a connues jette une lueur singulière sur certains faits actuels, où l'on n'a point de peine à retrouver l'expression de tendances permanentes : Science importée par décret, voire par coercition; Influence des étrangers (Allemands de Iéna ou de Gottingen, Français du siècle des lumières, ingénieurs américains des années 20 de ce · siècle, ·atomistes et astrophysiciens allemands après 1945) ; Différends entre les savants et le pouvoir établi : censure, interventions abusives d'hommes d'Etat « géniaux », etc. ; Aspect utilitaire de la science, mise au service de la volonté de puissance. Aujou~d'hui que nul ne songe à nier les réussites de la science soviétique, le retard qu'elle marqua longtemps sur l'Occident est sans doute comblé en certains domaines, mais à quel prix? Le lecteur absorbe sans ennui l'imposant ouvrage de M. Vucinich et souhaite que l'auteur

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