Le Contrat Social - anno IX - n. 4 - lug.-ago. 1965

QUELQUES LIVRES eu raison en philosophie, éthique ou esthétique. En effet; M. Lampert donne parfois à entendre - par exemple dans sa façon méprisante de traiter Yourkévitch, l'un des adversaires de Tchernychevski - que l'utilisation d'un argument philosophique par les forces de la réaction politique entache sa valeur et sa validité. Mais une telle façon de voir, M. Lampert en a bien conscience, signifie la fin de toute pensée objective et impartiale. Et tandis que M. Lampert est manifestement trop honnête et indépendant pour accepter une proposition de ce genre dans l'abstrait, il semble néanmoins l'avoir adoptée pour principe de travail bien trop souvent pour la commodité de sa démonstration. Il y a là peut-être l'influence de la vaste somme d'érudition soviétique qu'il a si consciencieusement ingurgitée ; mais quelle que soit la raison, cela influe gravement sur sa manière de traiter le sujet. L'un des pires fléaux de la culture russe est ce que Berdiaev a appelé son aspect « théologique », c'est-à-dire la conviction que la vérité doit être une· totalité et que seuls les champions de cette « vérité » sont dignes d'être entendus sur n'importe quel sujet. Il est dommage que le spécialiste occidental qu'est M. Lampert se soit laissé contaminer, si peu que ce soit, par ce mal congénital des Russes. JOSEPH FRANK. Science, culture et idéologie ALEXANDERVucINICH : Science in Russian Culture. A History to 1860. Stanford 1963, Stanford University Press, 463 pp. Au PREMIERABORD,le titre du livre de M. Vucinich semble annoncer un vaste propos : rien moins que l'histoire de la science - au sens le plus large du terme : science pure et diffusion des connaissances, recherche scientifique et éducation nationale - en Russie, des origines à 1860. L'ouvrage, appuyé sur une copieuse bibliographie, traite de l'ensemble des disciplines scientifiques, selon la classification à laquelle on était parvenu à l'époque. Mais dans son Introduction l'auteur précise le point de vue auquel il se place. Ce qu'il propose, ce n'est pas un exposé technique montrant la progression rigoureuse de chaque science en son domaine défini : enchaînement de théorèmes gigognes successivement explicités, série d'expériences permettant d'induire une loi, etc., mais bien l'étude de ce qu'il appelle « l'intégration culturelle de la pensée scientifique ». Il parlera moins du contenu proprement dit de la Biblioteca Gino Bianco 259 science (pour lequel on ne saurait se dispenser de recourir aux ouvrages spécialisés) que de la place qu'elle occupe dans l'histoire de la société russe. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est l'attitude de cette société à l'égard de la science, considérée comme agissant nécessairement sur un système de valeurs donné. Quels sont les hommes, les institutions, les comportements que le développen1ent de la science va introduire, créer et susciter dans la société russe ? Comment cette société va-t-elle réagir devant l'invasion d'idées nouvelles ? Inversement, quels jugements les savants étrangers, et par la suite russes, vont-ils porter sur le milieu russe, et dans quel sens vont-ils peu à peu en modifier l'évolution ? Tel est, très exactement, le propos de l'auteur. M. Vucinich passe rapidement sur l'ancienne Russie, où selon lui l'influence de Byzance se fait sentir dans toute l'activité intellectuelle, encore mal dégagée des spéculations pures. Pour l'auteur, l'ère scientifique proprement dite ne commence qu'au milieu du XVIIesiècle, sous le règne d'Alexis Mikhaïlovitch; celui-ci marque le début de la sécularisation de la science en Russie. Bien entendu, il ne s'agit encore que de la traduction d 'œuvres classiques en provenance de l'Occident, œuvres réservées à un public restreint, et l'on se doute que l' « intégration » de ces données dans la conception du monde théocentrique des élites russes n'ira point sans difficultés, sans réserves et interdits. Cependant, Krijanitch, Croate éclairé, fils spirituel de la Renaissance, sera l'un des premiers à se dresser contre la tradition byzantine, et son programme va inspirer toute l'action de Pierf\ le Grand dont il avait bien connu le père : attachement au savoir positif, source de la prospérité de l'Occident ; expansion des lumières, au besoin par la coercition; enfin - mais on en restera ici au stade des recommandations - libertés politiques accrues et contacts facilités entre les différentes couches sociales. Pierre va importer n1assivement la science occidentale, correspondre avec les plus brillants esprits de son temps, envoyer pour la première fois des étudiants dans les grandes universités européennes. La Russie avait reçu la philosophie et la théologie de la Méditerranée orientale par Byzance et Kiev ; elle recevra les sciences et les techniques de Londres, Paris, Bologne, La Haye et Berlin. Peut-on vraiment favoriser le développement de la science à coup de décrets ? Pierre est allé trop vite : la société russe n'est pas prête, elle ne suit pas. L'Académie, l'Université ne pourront fonctionner qu'avec des savants, des pro-

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