Le Contrat Social - anno IX - n. 4 - lug.-ago. 1965

258 génération des années 40, la vieille intellige1ttsia aristocratique et libérale, réussirent à ruiner entièrement le crédit et l'influence de cette dernière. Pour avoir réduit son analyse au seul squelette conceptuel des essais de Dobrolioubov, alors que ledit squelette est presque inexistant, M. Lampert passe à côté du secret de leur pouvoir. S'il a raison de louer la perspicacité dont Dobrolioubov fait parfois preuve en tant que critique littéraire, il oublie de mentionner que, dans certains de ses essais les plus fameux (tel que celui sur L'Orage d'Ostrovski), Dobrolioubov déforme le sens évident du texte pour le faire ~oïncider avec ses buts de propagande 3 • On peut en dire de même de la façon dont M. Lampert parle de Pissarev dont les essais dominèrent le milieu des années 60, après la mort de Dobrolioubov et l'exil de Tchernychevski en Sibérie. Pissarev commença lui aussi par être un partisan de Tchernychevski, mais très vite il fit montre d'un individualisme égoïste qui le distingua de son maître. Tchernychevski s'était posé comme l'apôtre del' « égoïsme », mais il avait précisé aussitôt le mot en en faisant (ou en tout cas en essayant d'en faire) un « égoïsme rationnel » qui, au bout du compte, s'identifiait avec les intérêts de son prochain. Pissarev ·prenait l' « égoïsme » beaucoup plus à la lettre, rejetant toute espèce d'autorité sur la personne humaine, quelle qu'en fût la source. M. Lampert montre les aspects prénietzschéens bien connus de Pissarev et remarque justement que « c'était un intellectuel et un franc-tireur plutôt qu'un combattant de classe, un prophète moral ou même un révolutionnaire ». Différence essentielle, Pissarev ne partageait pas la foi de Tchernychevski et Dobrolioubov dans les vertus et les potentialités révolutionnaires du « peuple » et mettait ses espoirs plutôt dans l'aptitude à diriger de l'intelligentsia qu'il parait du titre de « prolétariat pensant ». Encore une fois M. Lampert donne une excellente coupe transversale des conceptions de Pissarev, tout en admettant ça et là leur peu de valeur, intrinsèque. « L'essentiel des connaissances scientifiques de Pissarev était de seconde ou de troisième main », remarque-t-il; on peut en dire de même de la plupart de ses autres connaissances, sauf, bien entendu, en matière·de littérature russe. M. Lampert ne révèle pas davantage au lecteur que ce qu'il appelle « le remarquable essai allégorique sur les Abeilles » est un plagiat pur et simple de Karl Vogt 4 • 3. Rufus W. Mathewson Jr.: The Positive Hero in Russian Literature, p. 79. M. Lampert ne semble pas très bien connaître cette excellente étude. · 4. Armand Coquart: Dimitri Pisarev et l'idéologie du nihilisme russe, p. 168, B·ibliotecaGino Bianco -.. · LE CONTRAT SOCIAL Tout .cela n'explique guère les raisons de l'influence exercée par Pissarev, laquelle se substitue à celle des partisans de Tchernychevski et Dobrolioubov groupés autour du Contemporain. La bataille fut livrée et gagnée au cours d'une polémique abusive connue sous le nom de « schisme·parmi les nihilistes » ( ainsi baptisée par Dostoïevski), qui eut lieu entre 1863 et 1865 et dont M. Lampert décrit brièvement les péripéties. Pour rendre compte de la victoire de Pissarev, il ne dispose que de ce piètre argument : « Les jeunes prirent parti, avec ardeur et véhémence, et trouvant, par tempérament, du plaisir à voir dégonfler les grandes choses et les grandes idées, ils se rangèrent pour la plupart derrière Pissarev, celui qui crevait le mieux les baudruches. » Pissarev, cependant, avait déblayé le terrain, car la jeune génération, à l'époque, avait été déçue par les espoirs que ses maîtres avaient placés dans le « peuple ». Les extrémistes avaient attendu avec confiance un soulèvement irrésistible au printemps de 1863, alors que la période transitoire de la libération des serfs tirait à sa fin ; mais il n'en fut rien. De plus, les paysans s'étaient montrés, cette même année, complètement fermés aux appels que leur adressaient les extrémistes afin qu'ils sabotent la répression de l'insurrection polonaise. De même que les essais de Dobrolioubov avaient pris tout leur sens devant les résultats de la réforme ou révolution agraire, l'influence de Pissarev, à son tour, peut être attribuée au fait qu'il affirmait que l'intelligentsia ne devait compter que sur elle-même pour son action à venir. Comme Franco Venturi l'a remarqué, on peut retrouver les traces de Pissarev dans les divers courants jacobins et clandestins de l'extrémisme russe qui commencèrent à prendre corps après le milieu des années 60. Ces commentaires sur la manière dont · M. Lampert voit Dobrolioubov et Pissarev ne sont pas tant une critique que l'expression d'un regret. Malgré ses mérites certains, son livre ne peut être considéré comme celui qu'on attendait sur les années 60. Là où M. Lampert prête vraiment le flanc à la critique, c'est lorsqu'il a tendance à laisser ses sympathies prendre le pas sur son discernement intellectuel. Et la plus grande faiblesse de son livre réside dans le fait qu'il n'a pas donnë pleinement aux adversaires des extrémistes russes la possibilité de défendre leur point de vue. Il se peut bien que les extrémistes aient eu raison quant à l'analyse politique (leur diagnostic sur les conséquences économiques de l'abolition du servage était certainement juste) ; mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils aient

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