QUELQUES LIVRES philosophe, historien et économiste donnent un tableau relativement équilibré. On ne peut malheureusement pas en dire autant des jugements qu'il porte sur Tchernychevski comme théoricien de l'esthétique. Les Rapports esthétiques de l'art et de la réalité sont la source de la doctrine du « réalisme socialiste », laquelle, depuis plus d'un siècle, joue dans la culture russe un rôle pernicieux en imposant le dogme suivant lequel l'artiste doit être subordonné à la « vie », en d'autres termes aux nécessités de la lutte sociale. « La science et l'art (la poésie), écrit Tchernychevski dans un passage fréquemment cité, sont un Handbuch pour ceux qui commencent à étudier la vie ; leur but est de préparer l'étudiant à lire les sources originales et plus tard de servir de livres de référence de temps à autre. » Devant cette assertion sans équivoque, on s'étonne de lire sous la plume de M. Lampert que le livre de Tchernychevski « ne donne nullement l'impression que celui-ci transformait l'art en un véhicule de propagande et faisait du didactisme un dogme artistique ou non artistique ». Tout au contraire, on pourrait difficilement trouver une déclaration plus directe quant à la fonction didactique fondamentale de l'art que la phrase de Tchernychevski citée plus haut. •• M. Lampert prend derechef la défense de Tchernychevski à propos de son « humanisme » et il situe l'esthétique de ce dernier au cœur du combat contre une doctrine insipide et dilettantesque de « l'art pour l'art » qui tiendrait l'art à l'abri de tout contact avec l'homme et la vie humaine pouvant le polluer et le vivifier tout à la fois. C'est naturellement ce que Tchernychevski et ses partisans prétendaient ; mais on souhaiterait que M. Lampert ait jeté sur leurs arguments un œil un peu plus critique. Il aurait pu rappeler que certains de ceux qui combattirent les conceptions de Tchernychevski en matière d'art se nommaient Tourguéniev, Tolstoï, Dostoïevski, Leskov, Gontcharov et Pissemski. Un seul de ces romanciers a-t-il jamais pensé que l'art était trop « pur » pour avoir le moindre rapport avec la vie réelle, ou encore que « l'intuition artistique venait d'une illumination surnaturelle plutôt que d'une expérience du monde sensible » ? Certainement pas. La question n'était pas de savoir si l'art devait tenir compte de la « vie », mais de savoir si la valeur de l'art dépendait de son allégeance à une doctrine politique spécifique. Il est possible, à l'occasion, de découvrir un passage (ils ne , sont pas légion) dans les essais littéraires de Tchernychevski où celui-ci adopte un point de l vue plus large ; mais la revue de Tcherny1, Biblioteca Gino Bianco 257 chevski, le Contemporain, suivait une politique inflexible en jugeant les écrivains exclusivement selon des critères politiques et menait une campagne sans merci contre tous ceux dont les œuvres ne correspondaient pas aux notions étroitement utilitaires professées par la rédaction quant à la fonction de l'art. C'est cet héritage, que M. Lampert prise si fort, que la jeune génération d'aujourd'hui en Russie s'efforce de rejeter. L'ESSAI sur Dobrolioubov souffre beaucoup plus que celui consacré à Tchernychevski de la méthode strictement « idéologique » dont use M. Lampert. Tchernychevski, lui, au moins, s'était attaqué directement aux grands thèmes intellectuels ; tandis que Dobrolioubov ne fit que reprendre à son compte les idées généraie~, déjà simplistes en elles-même, de son frère d'armes, quoiqu'il les ait maniées avec une verve littéraire, un brio et un esprit satirique dont Tchernychevski était bien incapable. Dobrolioubov était sans conteste un pamphlétaire politique dont la prose mordante et riche d'inspiration soutient la comparaison avec les meilleures pages des grands maîtres de la polémique ; or, ce qui ressort de l'exposé de M. Lampert, tout pénétrant et consciencieux qu'j] .)oit, ne suffit guère à éclairer le lecteur sur les raisons qui expliquent l'importance et l'intluence de Dobrolioubov. « On ne peut pas dire grand-chose de précis sur les idéaux sociaux de Dobrolioubov », admet M. Lampert. « Toujours est-il qu'on ne peut les définir par référence à une quelconque théorie économique ou poli~ue déjà connue. » Voilà qui n'est pas d'un grand secours quand il s'agit d'un écrivain dont les œuvres ont contribué à façonner les idéaux sociaux et politiques d'une génération tout entière. Et lorsque M. Lampert dit effectivement quelque chose de précis à propos des idées de Dobrolioubov, celles-ci se réduisent aux pires platitudes : « La valeur, en dernière analyse, ne peut se comprendre que dans des exemples concrets, dans le cas individuel, historiquen1ent ; et toute moralité était considérée par lui comme historiquement et tnême individuellement conditionnée. » Il se trouve que la vraie force des écrits de Dobrolioubov ne peut se comprendre que dans son désir de projeter une nouvelle image de l'homme, celle du révolutionnaire tenace, réaliste, insensible et froidement déterminé qui Dobriolioubov en était convaincu, était appelé à refaçonner la société russe. Et ses attaques destructives contre les faibles es mornles de la
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==