QUELQUES LIVRES Sans doute était-il impossible de ne pas adopter un ordre logique. Bien que Blum se donnât aussi souvent qu'il le pouvait la liberté de traiter largement un problème dans une série d'articles qui durait des jours, quand, par exemple, il s'appliquait, en juillet 1935, à distinguer entre « la conquête, l'exercice et l'occupation du pouvoir>> (pp. 193-203) ou à différencier les nationalisations des socialisations (pp. 203-219), exercice de haute école dialectique où se plaisait sa subtilité, force lui était de suivre l'actualité jusqu'à laisser quelquefois « en panne » (p. 209) pour un temps ses larges analyses. Porté alors par l'événement, il passait d'un sujet à l'autre avec la plus grande aisance. Sans doute celle-ci aurait-elle déconcerté le lecteur si l'on avait publié les textes dans l'ordre strict de leur parution, mais cette succession aurait eu pour premier avantage de mettre en relief l'un des traits les plus caractéristiques de son personnage, un trait qu'il s'était appliqué à acquérir dès la jeunesse et dans lequel il n'était pas loin de voir le secret même du génie politique : l'aptitude à tout comprendre, à parler de tout avec intelligence et compétence. Et elle aurait eu aussi cet avantage non moindre de ne pas rompre l'interférence des problèmes de politique intérieure, de politique étrangère, de politique économique, de la vie du Parti, qui souvent explique les positions .adoptées, le cheminement de la pensée. Un ordre plus rigoureusement chronologique eût sans doute conservé au présent recueil un peu du caractère dramatique - c'est-àdire du mouvement que revêtait (surtout dans la période qui va de 1933 à 1936) l'enchaînement des articles et des discours qu'on trouve ici un peu figés dans des classifications d'entomologiste. On a choisi, par exemple, de grouper, sous le titre : « De Doumergue à Sarraut» (pp. 19-98) les articles et discours concernant l'avènement et la chute des cinq gouvernements qui précédèrent celui du Front populaire, mais en retranchant ce qui concerne la politique extérieure, laquelle fait l'objet d'un chapitre à part (pp. 99-153). Résultat : on a le sentiment, lisant les pages consacrées au gouvernement Laval (pp. 75-91), que ce furent les décrets-lois et la déflation qui dressèrent Blum contre le cabinet. Il faut attendre trente longues pages pour découvrir « la guerre italo-éthiopienne » (pp. 121-147) et se rendre compte d'où venaient, au moins pour une part, une insistance et une âpreté chez lui inhabituelles. On se console mal, autre exemple, d'être obligé d'attendre le prochain volume pour lire la série des articles où Blum dénonça, jusqu'à la faire échouer, la tentative de réforme constitutionnelle entreprise par Tardieu sous Doumergue, car ces textes avaient là, assurément, leur place. Seize ans plus tard, dans un article de 1950 que les éditeurs ont eu l'heureuse idée de reproduire, Blum se félicitait d'avoir alors empêché cette u soi-disant ( ?) rénovation nationale » qui .« form2.itla préfiguration exacte du régime de V1chy» (p. 14), mais (outre qu'elle préfigurait plus exacBiblioteca Gino Bianco 203 tement encore la ve République) cette tentative correspondait sans doute bien plus qu'il ne l'a dit à sa conviction ou à ses inclinations intimes telles que devait les révéler, six ou sept ans après, ce qu'il a écrit du régime présidentiel dans A l'échelle humaine. On comprend d'autant moins son hostilité à la réforme constitutionnelle qu'il déclarait, en février 1934, n'avoir « jamais confondu le parlementarisme et la démocratie» et qu'il a fait l'aveu, dans son article de 1950, d'avoir effectué lui-même une démarche auprès de Doumergue, qu'il connaissait depuis longtemps et avec qui il avait entretenu jusqu'alors des relations amicales, pour obtenir de lui (« je dois l'attester, sans trop de peine») que la manifestation prévue pour le 12 février ne serait pas interdite et que tout contact direct serait empêché entre la foule et le service d'ordre (p. 15). Rapprochée de ces deux phrases, sa campagne, elle aussi véhémente, contre la révision constitutionnelle aurait mis en relief un des côtés les plus fâcheux de sa politique durant cette période, plus exactement durant une période qui commence un peu plus tôt, et que les éditeurs ont eu grand tort de diviser comme ils l'ont fait. Ils ont choisi le 6 février 1934 pour date liminaire. Ce faisant, ils se sont conformés à l'habitude, à une « périodisation » qui relève plus de la propagande politique que de la science historique, et sans doute Blum aurait-il fait comme eux, car, assurément, personne n'a cru autant que lui au 6 février. Ce n'est pas lui qui eût dit, comme Georges Izard, que le 6 février n'avait pas existé. L'émeute lui avait remis en mémoire, non seulement l'aventure boulangiste du temps de son enfance, mais Déroulède, au paroxysme de l'affaire Dreyfus, le champ de courses d'Auteuil et la marche avortée sur l'Elysée (ces rapprochements reviennent sans cesse sous sa plume à cette époque/et ce n'est pas par hasard qu'il publia en 1935 les Souvenirs sur !'Affaire qu'on nous promet pour le prochain volume). Comme ~ors Jaurès, il a volé au secours de la République menacée, mais de telle sorte que quiconque voulait changer quelque chose à des, ~stitution~ manifestement à bout de souffle eta1t par lui traité en adversaire. Or cette attitude n'est vraiment compréhensible que si l'on remonte aux années et même aux mois immédiatement antérieurs. Le seuil de cette période, ce n'est pas le 6 février 1934, c'est (pour choisir un événement qu1 toucha Blum de près) la crise néo-socialiste. Ce sont, quelque opinion qu'on en ait aujourd'hui, les tentatives pour rénover la pensée politique et la politique française, la pensée socialiste également, tentatives qui, si elles ne commencèrent pas avec l'avènement d'Hitler, du moins prirent alors un élan nouveau. Blum s'est dressé contre elles, il dénonce comme « fascistes » les propositions des néosocialistes qui ne réclamaient ni plus ni moins que le Front populaire sans les communistes.
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