Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

QUELQUES LIVRES • sections internationales du Jura forme la substance de ce volume. Selon Arthur Lehning, elle est « le plus important des manuscrits inédits de Bakounine», lequel est « à ranger parmi ceux où ce dernier a exposé avec le plus de soin ses idées sur la question germano-slave abordée dans plusieurs autres écrits à partir de l'hiver 1870-1871 ». Ce texte de 85 pages, plus une vingtaine de pages de variantes, n'a été ni achevé ni envoyé aux destinataires. Ecrite quelques mois après le Congrès de La Haye, la lettre commence par ce rappel: Vous n'ignorez pas que depuis deux ans, à partir du dernier Congrès de l'Internationale, tenu à Bâle, en septembre 1869, je suis devenu l'objet des calomnies les plus sottes et les plus odieuses, de la part d'une partie de la presse socialiste de l'Allemagne, aussi bien que de celles de l'organe de la Fédération genevoise, /'Égalité ( ...). Qu'ai-je fait pour mériter cet honneur ? Je me le demande encore aujourd'hui, et j'avoue que je serais fort embarrassé de répondre à cette question. Mais il enchaîne aussitôt : « Ce fut une sorte de conspiration effrénée et, pour dire le vrai mot, une sale conspiration de Juifs allemands et russes contre moi. » Et il exhale longuement les sentiments que lui inspire cette campagne orchestrée par Karl Marx pour l'atteindre dans son honneur, plus encore que dans ses idées. Il en profite pour s'expliquer à fond sur ce qu'on est bien obligé d'appeler sa judéophobie. Mais cette charge n'est en quelque sorte que l'entrée en matière qui va permettre à Bakounine d'aborder la question des rapports germano-slaves et de faire le procès de la civilisation allemande, « alliance monstrueuse de la science et de la brutalité pour l'asservissement de l'humanité». Car elle s'achève sur ces mots : Ils [les Juifs] ne peuvent me pardonner surtout d'avoir osé parler de la civilisation allemande sans respect. (...) Cette vérité, que l'Europe commence à entrevoir aujourd'hui seulement, les peuples slaves l'ont apprise à leurs dépens depuis des siècles, ce qui explique la haine profonde qu'ils ont vouée aux Allemands (...). Cette haine, toute naturelle et historiquement légitime qu'elle soit, est un immensè malheur. Car la haine n'est jamais juste pour celui qui l'inspire ni salutaire pour celui qui l'éprouve (...). Ce que les populations slaves peuvent et doivent haïr, c'est l'Allemagne officielle et officieuse, nobiliaire, bourgeoise, littéraire et savante, c'est tout ce qui constitue la nation politique. Mais elles n'ont aucune raison ni aucun droit de haïr le prolétariat, ni les paysans, ni les ouvriers de l' Allemagne. Ceux-ci sont des victimes comme elles-mêmes, victimes séculaires de la même oppression officielle, bourgeoise, et par conséquent leurs alliés naturels, leurs amis forcés. Et comme voie d'émancipation et de salut pour les populations slaves, il ne voit que celle-ci : Si le prolétariat slave voulait et pouvait considérer la question de sang-froid, il comprendrait bientôt que la noblesse slave et la bourgeoisie slave qui exploitent Biblioteca Gino Bianco 199 son travail, et que la grande majorité de ses chefs politiques soi-disant patriotes slaves (...) sont pour lui des ennemis bien plus dangereux encore que les Allemands eux-mêmes (...), et il aurait fini par s'allier avec le prolétariat de l'Allemagne contre toutes les classes privilégiées, contre tous les Etats, et contre tous les hommes politiques, tant allemands que slaves. Ayant ainsi défini sa pensée, Bakounine s'en prend à Marx qui, dans l' Adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs, parle de « cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont on retrouve la main dans tous les cabinets d'Europe». Il voit dans cette condamnation unilatérale « la russophobie explicite et la slavophobie implicite» de son auteur. Et il ajoute, avant de se lancer dans une longue énumération des crimes commis par tous les Etats d'Europe et la Prusse en particulier : Si le citoyen Marx est sérieusement convaincu [de l'influence de la Russie barbare], on conçoit l'horreur qu'il doit ressentir pour ce pays. Mais est-il possible qu'il en soit convaincu ? Je respecte trop son intelligence pour l'admettre. Lui qui déteste tant les utopies et toutes les fantaisies arbitraires de l'esprit, il eût été le premier utopiste du monde s'il était capable de s'imaginer pour tout de bon que s'il n'y avait pas eu l'influence diplomatique du cabinet de Saint-Pétersbourg sur les cours d'Europe, l'Europe eût été différente de ce qu'elle est aujourd'hui. (...). Et dans les pages qui suivent, Bakounine se livre à un véritable cours d'histoire pour montrer « qu'en fait de malfaisance et de barbarie, les gouvernements de Berlin et de Versailles ont au moins égalé sinon surpassé le gouvernement de Saint-Pétersbourg ». Citant au passage la péroraison du discours qu'il prononça au second Congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, tenu à Berne en 1868, pour répondre aux démocrates socialistes allemands~ui l'avaient accusé de se faire le porteparole du panslavisme, Bakounine rappelle le jugement qu'il portait alors sur la politique de la Russie et de tous les autres Etats : (...) Il n'existe pas de grande différence entre le sauvage Empire de toutes les Russies et l'Etat le plus civilisé de l'Europe. Savez-vous en quoi cette différence consiste ? L'Empire des tsars fait cyniquement ce que les autres font hypocritement. Et reprenant son exposé, il dira plus loin : Pangermanisme et panslavisme sont à mes yeux deux monstres également malfaisants pour la liberté, pour la paix, pour l'émancipation des masses ouvrières, pour la civilisation humaine de l'Europe. Toujours opposés, et se heurtant toujours dans une lutte acharnée, comme l'Eglise et l'Etat, comme eux ils sont inséparables, et loin de pouvoir s'entre-détruire, ils provoquent, ils légitiment, ils suscitent, ils éternisent l'existence de l'un et de l'autre. La suite de la lettre Aux compagnons du Jura est une longue philippique contre Marx, Mazzini,

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==