Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

M. COLL/NET pour des raisons qui ne sont pas du même ordre. Corbon insiste sur les nécessités industrielles, Proudhon sur la liberté individuelle. Celui-ci compare son projet à l'initiation maçonnique avec ses étapes successives d'apprenti, de compagnon et de maître et visant à une égalité finale. C'est dans la réunion de cette égalité et de l'éducation polytechnique qu'il résume ce qu'il entend par l'émancipation du prolétariat : « Hors de là, il n'y a que mensonge et verbiage; vous retomberez fatalement par la servitude du travail parcellaire, répugnant et pénible, dans le prolétariat. » Ce sont là de nobles propos, mais cet idéal d'un humanisme du travail souffre des mêmes contradictions que Proudhon reprochait aux doctrinaires du libéralisme. Quelle peut être l'utilité d'une éducation polytechnique pour des manœuvres voués aux tâches parcellaires qu'impose le progrès des forces productives? N'est-ce pas la duperie que dénonçait Sismondi, le « poison pour les esclaves » dont parlait Proudhon ? A moins que le système d'équipes dans les ateliers ne devienne général, ce qui n'a nullement été vérifié dans la suite 35 ; à moins qu'à la concentration, dont Proudhon était déjà témoin, n'ait succédé une dispersion sur les plans de la technique et de la propriété, ce que l'évolution a démenti - l'idée proudhonienne devait rester une utopie, une projection anachronique de l'ancien artisanat dans l'industrie moderne. La disparition des ouvriers qualifiés observée par Proudhon ne s'est pas poursuivie de nos jours. Bien au contraire, les besoins en ouvriers qualifiés et en techniciens croissent avec la multiplication d'équipements de plus en plus complexes. En France, la pénurie de ces travailleurs est considérable, mais il s'agit de catégories dont Proudhon et. ses contemporains (sauf peut-être Corbon) n'avaient qu'une idée des plus vagues, puisqu'ils vivaient encore au contact des métiers traditionnels. Les besoins actuels exigent une éducation polytechnique combinant connaissances scientifiques et pratiques industrielles que n'auraient désavouée ni Corbon ni Proudhon. Le travail non qualifié, cependant, prédomine encore dans l'industrie; s'il tend à changer de forme avec les progrès de l'automation, il ne diminue guère en quantité et suscite des observations qui, pour l'essentiel, n'ont guère varié depuis un siècle. C'est dire qu'en ce domaine, comme en beaucoup d'autres, les formules purement idéologiques sont sans valeur devant des contraintes techniques qui n'évoluent qu'avec lenteur. Si les relations hiérarchiques n'ont plus le même degré d'arbitraire, si le travail non qualifié est devenu moins répugnant et moins pénible, celui-ci reste néanmoins une 35. Rappelons à ce sujet les intéressantes expériencee d'ateliers autonomes réalisées par Hyacinthe Dubreuil. 36. • Le règne de la liberté ne commence en fait que là où cesse le travail imposé par la nécessité et les considérations cxt«ieures ; de par la nature des choses il existe donc au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite 11 (Le Capital, livre III, chap. 48). 37. La Rlvolte des masses, chap. xr. Biblioteca Gino Bianco 195 source de servitude, laquelle est indépendante de la forme, publique ou privée, de la propriété. Chez les auteurs brièvement analysés, si l'on excepte certains apologistes du capitalisme industriel, les sentiments d'inquiétude et de révolte devant les progrès de la grande industrie reflètent, consciemment ou non, certain regret des formes a~chaïques du travail. C'est que le progrès technique fondé sur la machine à vapeur n'est pas à la mesure de l'homme. Si, sous sa forme capitaliste, il traduit la puissance croissante des capitaines d'industrie, il n'affecte pas l'existence quotidienne des ouvriers ; il ignore leurs taudis, leur maigre subsistance. En les rejetant hors du circuit des biens économiques, il les exclut de la société bourgeoise et crée, en pleine civilisation, une manière originale de barbarie. Proudhon voulait fonder la liberté sur le travail devenu « synthétique », que Marx considérait comme l'expression exotérique de l'essence de l'homme. Depuis lors, la multiplication, la fragmentation et l'imbrication des fonctions économiques ont créé un réseau de relations humaines si compliqué que la part de chacun est souvent difficile à circonscrire. Si une liberté impliquant responsabilité et initiative peut, en certaines circonstances, se révéler compatible avec les disciplines organiques du travail social, il n'en reste pas moins que son épanouissement se situe hors de ce travail et de ses contraintes nécessaires, ce que Marx, à la fin de sa vie, rompant avec les mythes antérieurs, avait parfaitement compris 36 • La division du travail et le machinisme ont contribué à enlever au travail individuel quelquesunes des vertus que Proudhon espérait lui conserver, mais ils ont permis une consommation de masse et jeté les bases d'une civilisation des loisirs ouverte à des populations de plus en plus nombreuses. Ainsi s'est poursuivie la dévalorisation dy travail individuel, de plus en plus apprécié par le travailleur dans la mesure seulement où il procure une consommation accrue ainsi que des loisirs. En marge de ce travail organisé, trop souvent dépourvu d'initiative et créateur d'ennui, peut naître en compensation une activité libre et parfois désintéressée, allant du simple « bricolage » à une recherche intellectuelle ou artistique. Là peuvent se retrouver un peu de la joie et de l'orgueil que Proudhon voyait avec raison dans les formes créatrices du travail ; à condition toutefois que la société industrielle ne réduise pas les loisirs à cette consommation passive qu'entretiennent les mass media, la télévision par exemple. Sismondi se plaignait de ce que le progrès technique rejetât le producteur de la société qu'il avait contribué à instaurer. Aujourd'hui, on peut craindre au contraire qu'il ne l'intègre dans la société au point de lui enlever sa personnalité et d'en faire un robot satisfait, cet homme qui ne sait plus être lui-même, dont parlait il y a trente ans déjà Ortega y Gasset 37 • MICHEL COLLINET.

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