Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

194 son ·travail de tous les jours, plus il sèra intelligent en dehors même de son travail » (p. 143). Ouvrier typographe lui-même, il donne en exemple le margeur qui, de son temps, devait présenter toutes les trois secondes la feuille blanche à imprimer. En général, l'ouvrier « descend a~ niveau de son rôle d'avant-machine » (p. 144). S'il lui reste de l'intelligence, « elle se révoltera contre les nécessités qui la condamnent à la monotonie d'un travail qui rapproche l'homme de la brute » (ibid.). La division du travail, il ne nie pas qu'elle soit contraire au développement intellectuel et physique du travailleur, mais il se refuse à la condamner: Peut-être la division du travail est-elle après tout un mal nécessaire. Le travail étant arrivé à sa dernière limite de simplification, la machine prend la place de l'homme et l'homme reprend un autre travail plus compliqué qu'il s'applique à simplifier en vue d'en faire encore une besogne à machine et ainsi de suite (p. 141). Ayant ainsi décrit le processus de l'automatisation, Corbon exprime l'espoir qu'elle aboutira à supprimer toute répétition dans le travail, partant, la catégorie sociale des manœuvres, « en sorte que la machine envahît de plus en plus le domaine du manouvrier et qu'en poussant le système jusqu'à ses dernières limites, la fonction du travailleur deviendrait de plus en plus intellectuelle » (p. 141). On pense à l'aphorisme d'Aristote : « Si chaque outil pouvait exéc~te~ sur sommation ~u d~ luimême la tâche qui lut est propre (...), 1architecte n'aurait pas besoin de manœuvre ni le maître d'esclave 32 • » Contrairement à Sismondi et à Lemontey, Corbon ne condamne donc pas la machine, mais, avant que le rapport_de servitl}de qui lie 1:~omme à la machine ne soit renverse, « la trans1t1on est bien dure, puisqu'il faut, avant d'avoir trouvé la machine, que l'ouvrier, par le fait de la simplification, se fasse lui-même machine et subisse les conséquences déplorable~ ~'une nécessité abrutissante » (p. 141). Il n existe pas de baguette magique qui puisse. !ransfo~er la part la _p~us inférieure de la condition ouvriere. Corbon reJotnt Chevalier pour affirmer la nécessité de développer l'esprit inventif, d'instruire l'o~yrier, n~)l?-pour qu'il s'enferme dans und~ cesmet1erstraci!tto~~l~ où l'on cultive « un sentiment profond d host1hte à l'endroit des inventions » (p. 58), mais pour qu'il concoure « à la recherche du procédé mécanique capable de remplacer les bras de l'homme » (p. 145). C'est le problème du recla_ssemen~t uyri~r, posé par l'automation aux syndicats amer1ca1ns d'aujourd'hui, que Corbon, il y a plus de cent ans, énonçait déjà en affirmant que rien n'est plus indispensable à la société tout entière qu:une éducation ouvrière qui perme~te.,par s~~ niveau,_l~s grandes mutations ,tec~qu~s qu fl S?~ha1ta1t comme condition necessa1re a la d1spar1t1ondu prolétariat. 32. Politique, livre I, chap. II, 5. Bib.liotecaGino Bian·co DÉBATS ET RECHERCHES Corbon voulait que . l'instruction ne confine point l'ouvrier dans un métier destiné peut-,ê~re à disparaître ; Proudhon pense que le met1er absorbant la totalité des forces intellectuelles est une calamité : Tout ouvrier qui, dans son travail, n'a pas appris à voir une image de l'opération créatrice et dans son produit un microcosme, est une intelligence endormie, un organe inutile 33 • Il s'agit de la question fondamentale du rapport de l'homme à sa fonction. Que l'ouvrier, même le plus qualifié, enferme son intelligence dans sa seule fonction, il n'y a plus de lien ou de compréhension entre les monades sociales. Et Proudhon pense qu'il n'y a plus d'égalité possible. C'est dans le dépassement, le polytechnisme qu'il met ses espoirs d'égalité future, quand « les capacités dans une société bien ordonnée seront, à peu de chose près, égales » (ibid., n° 44~)- Question d'éducation et de méthode, pense-t-11. Sans partager pour autant sa confiance illimitée dans les possibilités humaines, on peut penser avec lui que tout dépassement de l'activité purement fonctionnelle, d'où peut émaner un jugement d'ensemble assez cohérent, est nécessaire au fonctionnement d'une démocratie. D'abord ignorant et maladroit, l'homme, selon Proudhon, s'élève « par les routes impures du vice et de l'erreur » vers les idées platoniciennes du Beau, du Bien et du Vrai, mais il n'a nul besoin de la caste philosophique que Platon mettait au sommet de sa République comme l'intercesseur entre l'humanité et les essences éternelles. Celles-ci sont à la portée de chacun et il suffit de bonnes méthodes d'éducation pour qu'elles se révèlent dans une société égalitaire. La meilleure école est le travail, dès lors qu'il contient un élément créateur, celui-ci fût-il de faible importance. Alors la simple perspective de son accomplissement devient source de bonheur : « Je me souviens encore avec délices de ce grand jour où mon composteur devint pour moi le symbole et l'instrument de ma liberté. » De sa liberté intérieure plutôt que sociale, car, dans les mêmes pages 34 , Proudhon nous raconte comment, muni de son composteur, il ne put, en 1832, trouver de travail dans aucune imprimerie, et comment, parti de Paris, il échoua à Toulon, sans argent ni travail en vue... Le désordre social annulait sa liberté potentielle. Mais, dans la société égalitaire à venir, « les enfan- - tements de l'industrie sont les fêtes de l'humanité » (ibid.) . Pour préparer ce travail créateur, la pédagogie proudhonienne est polytechnique, mêlant les travaux l}lanuels et intellectuels, évitant les spécialisations prématurées qui freinent le développement de la personnalité. Corbon et Proudhon s'accordent sur ce type d'éducation ouvrière, cela 33. Création de l'ordre..., n° 438. 34. De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, 6e étude.

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