M. COLLINET lents, égoïstes et lâches ». Pour des raisons différentes, voire opposées, l'humanité est brimée dans la personne des uns et des autres, car tous ils sont devenus, sous l'effet de la division du travail, des hommes-machines, « aussi incapables de supporter l'aisance que l'instruction ». Pour vaincre l'uniformité du travail parcellaire, on a proposé, on propose encore de nos jours, un travail varié qui permettrait à chacun de passer d'un poste à un autre, suivant une rotation des tâches bien organisées. Dans quelques entreprises anglo-saxonnes ou françaises on a ainsi créé un type d'ouvrier plurispécialisé et il semble que le rendement n'en ait pas souffert 28 • Mais si de telles dispositions rompent avec une abrutissante monotonie, elles ne suffisent pas à faire du manœuvre sur machine du xxe siècle un ouvrier qualifié, faute pour lui d'un minimum de connaissances scientifiques ; elles contribuent moins encore à un accroissement de responsabilité pour le travail personnel. Ces constatations actuelles rejoignent la thèse proudhonienne : « Comme si changer dix, quinze, vingt fois par jour l'objet d'un exercice parcellaire, c'était rendre le travail synthétique, ·comme si, par conséquent, vingt fractions de journée de manœuvre pouvaient donner l'équivalent de la journée d'un artiste. » Et, contre les socialistes qui préconisent cette « voltige » pour atténuer la pulvérisation des tâches, Proudhon ajoute : « Elle ne changerait rien à la condition physique, morale et intellectuelle de l'ouvrier ; tout au plus pourrait-elle, par la dissipation, assurer davantage son incapacité et par conséquent sa dépendance » (ibid.). Au travail fragmenté, Proudhon oppose ce qu'il nomme le travail « dédoublé » 29 , lequel rendrait la division « normale et utile, productrice d'intelligence et d'habileté». Cette division supposerait un ensemble homogène de spécialités et une synthèse faite de tâches coordonnées, plutôt qu'un métier dans le style ancien. Chaque ouvrier parcourrait un cycle entier de fabrication : ainsi l'épinglier d'Adam Smith ferait partie d'une équipe de dix-huit travailleurs qui se partageraient la besogne, chacun d'eux connaissant de surcroît les méthodes de la fabrication complète de l'épingle 80 • D'esprit égalitaire, sans besoin d'une surveillance extérieure, ce serait, pense-t-il, « une miniature du gouvernement démocratique pour lequel la France lutte depuis cinquante ans » (ibid., n° 430). Proudhon reconnaît que son équipe s'inspirerait des groupes « rivalisés et contrastés » de 28. Cf. Georges Friedmann : Le Travail en miettes. C'est ce qu'Andrew Ure considérait comme une conséquence de l'automatisme. 29. Crûitûm d, l'ordre dan, l'humanit,, chap. IV, n° 420 sqq. 30. Maa ironise sur ce système d'équipe : • L'ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l'épingle. Voilà ce que c'est que le travail synthétique de M. Proudhon• ( Muh', d, la Philo1oPhi,). Marx se trompe : il ignore les conséquence(humaines de la coopération la plus simple entre gens qui veulent ~trc et demeurer éaaux. Biblioteca Gino Bianco 193 Fourier, bien qu'étrangère « aux intrigues de la cabaliste et aux évolutions de la papillonne». Mais chez Proudhon comme chez Fourier il s'agit de déterminer les fonctions qui sont à même de s'accorder pour un résultat commun. Un travail est compatible avec l'affirmation de la personnalité si, selon Proudhon, il est spécifique de celle-ci, apte à démontrer son indépendance et sa liberté ; au lieu d'être parcellaire, il doit être composé, répondre aux besoins de l'intelligence, aux facultés inventives et organisatrices, au goût de la synthèse et de l'unité (ibid., n° 434). Le travail parcellaire, Proudhon ne l'admet qu'en certaines circonstances : d'abord comme étape provisoire dans un apprentissage de nature polytechnique, ensuite au stade de l'exécution par « des ouvriers accomplis, capables d'une œuvre intégrale et composée, mais qui restreignent volontairement l'emploi de leur capacité sur un point afin de l'appliquer sur un autre » (ibid., souligné par nous). Cette restriction volontaire n'a de sens que là où l'ouvrier participe à une œuvre collective, ce qui implique pour lui solidarité et intérêt en commun avec ses collaborateurs. Mais il est une circonstance remarquable que Proudhon a commentée; c'est quand un homme de réelle capacité préfère, à salaire égal, un travail simple et répétitif où l'intervention de l'intelligence est inutile et où l'ouvrier peut s'abandonner à la rêverie: cc Pourvu que le salaire quotidien arrive, content d'avoir fait ses preuves, il laisse à d'autres les grands projets et les postes brillants et s'abandonne aux rêveries de son cœur dont l'uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours» (ibid., n° 432). Ce type d'évasion, assez fréquent chez des intellectuels ou semi-intellectuels astreints à gagner leur vie comme ouvriers spécialisés (O.S.), a été décrit par les psychologues du travail moderne. Léo Walther va jusqu'à préconiser cette sorte d'anesthésie comme la meilleure possibilité d'échapper à la démoralisation qu'implique souvent le travail parcellaire et répétitif. Ainsi Proudhon, suivant l'impulsion de Fourier, esquissait en 1843 une psychologie du travail qui fait, de nos jours, l'objet de multiples développements, sans qu'à notre avis des progrès décisifs aient été accomplis dans cette voie. Corbon, Proudhon et l'humanisme du travail .ANTHIME CORBON 31 , contemporain de Proudhon, ne croit _Pasaux bienfaits de cette séparation du geste machinal et de l'activité spirituelle; sauf rares exceptions, il pense qu'elle provoque l'hébétement et ruine l'intelligence. Au contraire, « plus l'intelligence de l'ouvrier est tenue en haleine par 31. Fondateur avec Buchez du journal /'Atelier en 1840, député de Paris et vice-président de l'Assemblée constituante en 1848, auteur de divers ouvragea : D, l'mseignement profes1ionn,l (1859) dont sont extraites les citations utilisées ici, L, Secret du peuple d, Paris (1863).
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