Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

192 ces deux contradictions dont parle Proudhon : le travail qui fait défaut à l'homme et l'homme qui, par son insuffisante consommation, fait défaut à la machine... Proudhon et l'éducation ouvrière LA MACHINE ne peut élever le niveau intellectuel et moral du peuple puisque, selon Proudhon, elle laisse intactes les inégalités de classe. La transformation morale n'a rien à voir avec les progrès techniques, mais seulement avec la nature des rapports sociaux. Sismondi l'avait définie en une phrase que Proudhon ne pouvait désavouer : Tant qu'il y a réciprocité d'avantages, les hommes ont contracté des obligations envers l'ordre social : ils sont sujets si la réciprocité est incomplète; ils sont citoyens si elle est égale. Mais s'il n'existe aucune réciprocité, si ceux qui obéissent sont esclaves, si leur avantage n'est point compris dans l'avantage général, ils n'ont contracté aucune obligation : la violence qu'ils éprouvent les a mis en dehors du droit, en dehors de la loi et les a dispensés du devoir 25 (souligné par nous). On ne saurait mieux définir la condition ouvrière au x1xe siècle. Le prolétariat est triplement exclu de la société: économiquement, il n'est pas consommateur des produits qu'il fabrique ; socialement, privé du droit d'association, il n'est pas, suivant la formule de Flora Tristan, constitué en classe ; politiquement, il est exclu de toute participation au Parlement ou au gouvernement. Richesse, prospérité, jouissance sont pour lui des mots vides de sens ; tout au plus des abstractions qui donnent bonne conscience aux dirigeants conservateurs ou démagogues. L'idée de réciprocité d'avantages est commune à Sismondi et à Proudhon, mais chez le premier elle n'implique pas nécessairement une égalité absolue des contractants, alors que pour le second elle est synonyme d'égalité sociale, et la base de sa démocratie. Le concept de peuple n'est pas non plus le même, il s'en faut, chez l'un et chez l'autre : le peuple . de Sismondi est la classe manuelle ; celui de Proudhon, la société où régnerait l'égalité. Ils sont néanmoins d'accord pour proposer un enseignement populaire qui ne soit pas un déclassement ou, si l'on veut, l'embourgeoisement d'une élite prolétarienne, laquelle deviendrait alors, selon les cas, dangereuse ou docile à l'égard de la classe dirigeante. Pour l'un comme pour l'autre, l'enseignement doit être adapté aux besoins réels des classes populaires et s'intégrer à une culture à la fois civique et professionnelle. Proudhon est amené à fixer ses idées en polémisant avec l'économiste libéral Charles Dunoyer et l'ancien saint-simonien Michel Chevalier. Pour le premier, l'organisation de l'enseignement est une variété de l'organisation du travail ; elle est donc aussi néfaste que celle-ci : si l'Etat organise l'enseignement public, il doit en même temps pro25. Etudes sur l'économie politique, livre II, p. 264. Biblioteca G1 o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES mettre à chaque individu un emploi salarié au niveau compatible avec l'instruction reçue. Or cela est contraire à la saine doctrine libérale. Dunoyer rejoint donc Sismondi dans la mesure où l'enseignement - libre, à ses yeux - doit répondre aux besoins élémentaires du peuple, sans lui donner une culture dangereuse pour l'équilibre social. Michel Chevalier, au contraire, bien que détaché du mysticisme de sa jeunesse saint-simonienne, conçoit un enseignement polytechnique en prévision de la société technicienne qui exigera des élites sans commune mesure avec les besoins de la société bourgeoise de son époque. L'Université, pense-t-il, se révèle incapable de préparer à leurs fonctions les agriculteurs, manufacturiers, ingénieurs dont le pays a déjà besoin. Dans ces conditions, faudra-t-il créer une Université industrielle 26 , rivale de l'Université classique? Il convient de recruter dans toutes les classes les " futurs savants et ingénieurs : « La France, écrit-il, est en état de fournir à l'Ecole polytechnique vingt fois autant d'élèves qu'il y entre aujourd'hui. L'Université n'a qu'à le vouloir »••• et le gouvernement n'a qu'à adopter son budget ... Loin d'applaudir à pareils souhaits, Proudhon, tout en rendant hommage à Chevalier pour ses intentions démocratiques, lui retourne les arguments mêmes de Sismondi. Que fera-t-on des ~ier~ de jeunes gens instruits à qui aucune place disporuble ne sera offerte dans l'état présent de l'éc~nomi,e? « Il se ·po~a donc qu'un homme sorti de 1Ecole polytechnique et capable de faire un Vauban meure cantonnier sur une route de deuxième classe, ou caporal dans un régiment 21. » L'enseignement polytechnique est absurde tant que la société aura besoin d'un travail avilissant la majorité du peuple : « La science est un poison pour les esclaves » (i'bid.). Toute éducation qui sépare l'esprit des mains, qui divise l'homme en automate et en être pensant, est une contradiction géné~atrice de malheur ou d'insatisfaction. « Quel besom de se bourrer jusqu'à l'âge de vingt ans de toutes sortes de sciences pour aller rattacher les fils de la mule-jenny ou piquer la houille au fond d'un puits ? » objecte Proudhon (ibid.). Aux ~ande.s perspectives de l'ancien saint-simonien, t1 reproche de ne pas tenir compte des conditions présentes de la société, du niveau réel du prolétariat chez qui l'instruction est inséparable de s~n ~enre de vie : « Il est impossible, contradictoire, que dans le système actuel des sociétés le prolétariat arrive au bien-être par l'éducation ni à l'éducation par le bien-être » (ibid.). La misère de l'homme instruit est particulièrement douloureuse, mais la bêtise du parvenu est odieuse et Proudhon en donne comme exemple lès croche~ teur~ du port de Lyon qui gagnaient dix fois le salaire d'un ?uvrier en soie et qu'il décrit comme des gens « ivrognes, crapuleux, brutaux, inso26. Journal des économistes, avril 1843. 27. Système des contradictions économiques, chap. III.

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