Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

190 lointain, face à des concurrents inconnus et à des consommateurs aléatoires. Dans ces premières décennies du x1xe siècle, le fabricant est toujours un commerçant et généralement un exportateur. Aussi, écrit Sismondi, « le danger de l'excès de production est infiniment plus redoutable pour les fabricants que, pour les gens de métier, le danger du défaut de production est à peine appréciable » 23 • Si l'Etat, s'opposant au dogme libéral, doit organiser l'économie, c'est pour éviter son encombrement, la protéger contre le fléau de la concurrence universelle, n'admettre une nouvelle industrie que si elle est viable, une nouvelle technique que si elle est utilisable : « L'intérêt de la société doit l'engager à veiller pour qu'il ne se fasse point chez elle de travail inutile ou improfitable et non à s'élancer dans toutes les carrières industrielles » (ibid., p. 309). Sinon, cet élan mène aux bas prix, aux bas salaires, à la ruine des manufactures et au chômage. L'hostilité de Sismondi à la division manufacturière du travail ne s'étend pas à la division entre travail manuel -et travail intellectuel. Il reprend, en la simplifiant, un type de division hiérarchisée décrite par Platon dans La République. Au-dessus des diverses professions « s'élève, écrit-il, une autre classe d'homme, qui ne travaille point de ses mains, mais de son intelligence, qui dirige toutes les autres dans leurs efforts, qui les protège, les instruit, les conduit vers le but commun » (ibid., p. 252). Une classe qui veille « au bonheur social»... Il y range politiques, hommes de loi, médecins, enseignants, savants, religieux, négociants, entrepreneurs de manufacture, ingénieurs, etc., à savoir l'ensemble d'une bourgeoisie garante de la société, soucieuse d'en assumer la responsabilité et non de subir le fatalisme libéral qui la ruine. Ce serait donc devant les pas d'une aristocratie intellectuelle autant que corporative que Sismondi verrait s'ouvrir les chemins de l'avenir. Mais ces classes destinées à perpétuer un progrès sans catastrophes, elles sont; selon lui, déjà victimes de l'encombrement. Le jeune homme instruit n'est plus assuré d'y trouver un emploi digne de ses connaissances ; les savants végètent dans l'indigence et les talents restent inutilisés. La concurrence y est aussi grande que pour les emplois ouvriers ou la vente des marchandises. Il est donc nécessaire d'en limiter les accès, de préserver « l'orgueil de ceux qui ont reçu une éducation supérieure », car cet orgueil « leur rend toute espèce d'humiliation, toute espèce de dépendance plus douloureuse >> (ibid., p. 256). C'est parmi ces classes frustrées que se recrutent les adversaires de l'ordre politique, surveillés avec jalousie par les gouvernements absolus qui veulent résister aux progrès sociaux. Il y a, pour Sismondi, nécessité de ne pas fabriquer des déclassés instruits, incapables de trouver une juste utilisation de leurs connais23. Etudes sur l'économie politique, livre Il, p. 251 (183$). Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES sances. Il lui faut donc considérer l'instruction du peuple non comme une fin morale, mais comme un moyen destiné à pourvoir la société de ses cadres et lié au besoin qu'elle peut en avoir. Sismondi s'oppose à ceux qu'il nomme « les vertueux amis de l'humanité», les démocrates, qui voient dans les progrès de l'instruction le premier besoin du peuple. L'instruction donnée à un trop grand nombre d'hommes « les mènera à la misère et l'Etat à une révolution » (ibid., p. 258). Sismondi sépare nettement l'éducation morale et universelle, nécessaire à toutes les classes, de l'instruction scientifique - ou technique - qui aurait pour but de faire sortir les clas~es pauvres de l'état économique où elles se trouvent. Dans la structure sociale fondée sur l'opposition des travaux manuels et intellectuels, cette instruction sera une duperie, car « la société ne peut exister sans les travaux exécutés par la force physique » (ibid., p. 259). A ceux qui lui objectent que les progrès scientifiques augmentent les produits consommables et diminuent en même temps la peine des hommes qui peuvent alors aller grossir les rangs des intellectuels, Sismondi répond par un argument conservateur : il existerait, selon lui, une proportion naturelle et constante entre les manuels et les intellectuels. Tout transfert collectif des premiers aux seconds est une illusion qui risquerait de déséquilibrer le corps social, sans profit pour ses membres. Sismondi ne nie pas que le génie puisse se recruter dans les classes inférieures, mais il ne sera révélé qu'en fonction des obstacles sociaux qu'il rencontrera. « D'ailleurs, ajoute-t-il, plus on soignera l'éducation du peuple qu'on destine à rester peuple, plus le génie trouvera le moyen de surgir de ses rangs » (ibid., p. 262). Pour cela, il faut décourager les talents médiocres, ne pas exciter chez le travailleur le désir de changer de condition. Si l'inégalité des classes lui semble naturelle, c'est en les cristallisant dans une proportion bien définie qu'il voudrait les voir participer, chacune pour son compte, au progrès matériel. Repoussant avec horreur les bouleversements de struct'll;resque traîne après elle la révolution industrielle où l'homme n'est plus qu'un élément de la production, Sismondi a la nostalgie d'un corporatisme protégé et réglementé, mais étranger à son histoire passée, débarrassé des misères et des famines, ignorant le vagabondage et la mendicité, sinistre zone d'ombre ceinturant l'ordre médiéval - en un mot, d'une société hiérarchisée, admettant du progrès la part qui ne serait pas préjudiciable à sa conservation. Proudhon et le machinisme , PROUDHONen, dépit de ses obscurités et de ses paralogismes, a parfaitement vu à quel point la machine modifie la traditionnelle division du travail et en quoi elle· implique des conséquences contradictoires pour l'ouvrier. La lecture de Michel ·Chevalier, peut-être d'Andrew Ure, lui

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