M. COLLINET turiers qui aurait précédé celle des capitalistes industriels. Il en va autrement en France, grâce à l'appui du pouvoir royal 14 • Le système manufacturier a duré jusqu'en notre siècle dans des industries comme le vêtement ou l'ameublement, voire dans celle des épingles décrite par Adam Smith, où il était encore en usage après .1830. L'ingénieur anglais Charles Babbage, dans son Traité sur l'Economie des machines, le décrit en détail en donnant le prix de revient de chaque opération. M. Hyacinthe Dubreuil 1 5 raconte qu'en 1854 son père, âgé de six ans, faisait des épingles à la main, comme au temps d'Adam Smith ... Il est probable que la division manufacturière du travail n'eut pas l'importance qu'on lui attribue généralement et qu'elle ne remplaça jamais complètement l'industrie rurale dont les prix de revient étaient avantageux quand le marché n'était pas trop vaste. Par la manière dont elle fit du travailleur un automate sans cervelle, voué à une besogne à répétition, elle frappa pourtant l' opinion au-delà des cercles industriels. « Que doit-on attendre d'un homme qui, vingt ans de sa vie, a fait des têtes d'épingle?» se demandait Tocqueville. Et il ne fut pas le seul à en tirer des conclusions d'ordre sociologique ou politique, comme si la totalité du travail manuel se résumait en l'image d'un homme-machine. Cependant, élevée au niveau d'un concept, cette image a fait comprendre le passage de l'opération manuelle à l'opération mécanique. Si l'homme était devenu un élément de machine, il pouvait être remplacé tôt ou tard par une machine simple, et l'homme collectif de l'atelier par des machines complexes, chacune étant mue par une force motrice purement mécanique. La machine et le petit garçon QUAND,EN 1776, Adam Smith publie ses Recherches sur la richesse des nations, l'Angleterre vient de commencer sa mutation définitive. Les inventions et leurs applications se succèdent à un rythme précipité. En 1765, la spinning-jenny de Hargreaves remplace dans les cottages les plus modestes le rouet des ancêtres. En 1767, l'ancien perruquier Arkwright s'attribue l'invention du water/rame et monte les premières filatures à moteur. En 1769, James Watt prend le brevet d'une machine à double effet, dont le principe et l'usage ne se sont guère modifiés depuis ; à partir de 1775, associé au manufacturier Boulton, il en entreprend la fabrication industrielle. Enfin, en 1779, Crampton, faisant la synthèse de la jenny et du water/rame, crée la mule qui équipera les filatures automatiques. Simultanément, l'invention de l'acier et la technique du laminage transforment la métallurgie et rendent possible la machine-outil. Ces bouleversements, avec 14. Cf. Henri Sée : L' Evolution commerciale et industrielle de la France sous l'Ancien RégimP. 15. Standards, pp. 226 sqq. Biblioteca Gino· Bianco 187 leurs perspectives infinies, se reflètent curieusement dans l'ouvrage d'Adam Smith. Citons un passage qui figure quelques pages après le morceau sur les épingles : Dans les premières machines à vapeur, il y avait un petit garçon occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec un de ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s'ouvrirait et se fermerait sans lui et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi une des découvertes qui a le plus contribué à perf ectionner ces sortes de machines depuis leur invention est due à un enfant qui ne cherchait qu'à s'épargner de la peine. Le cordon mythique est en réalité le tiroir de James Watt, système autorégulateur de l'admission et de l'échappement de la vapeur. C'est dire que le récit d'Adam Smith ne prend sa valeur qu'à travers le symbole exprimé : la machine automatique remplace le travail manuel, libère l'homme d'une sujétion et lui donne la possibilité de s'évader. Par son« invention», le petit garçon conquiert des loisirs et cette liberté que Marx, à la fin de sa vie, placera lucidement hors des contraintes du travail. Il n'est pas exagéré de dire que le culte dont la machine est entourée date de cette époque et qu'il trouve une formulation discrète autant qu'idyllique dans le texte d'Adam Smith. Mais si la machine s'identifie au progrès pour les chefs d'entreprise et les économistes libéraux, elle est toujours objet d'inquiétude, souvent de haine, pour les ouvriers. Elle prive de travail les artisans à domicile et déprécie l'habileté manuelle, que la manufacture entretenait tout en la stérilisant par l'extrême division des tâches. La machine écon~se la main-d'œuvre et, par le jeu de l'offre et de la demande, provoque la baisse des salaires. Il est vrai qu'à terme, par l'extension des marchés et des investissements, elle réintègre les ouvriers - l'augmentation de la population ouvrière entre 1780 et 1830 en porte témoignage, - mais sur le moment, et périodiquement, aux époques de crise, elle apparaît comme la cause matérielle, tangible, du chômage et de la misère. Les cinquante premières années de la révolution industrielle en Angleterre sont traversées de révoltes au cours desquelles les ouvriers brisent les machines. En 1769, les jennies de Hargreaves sont mises en pièces. Dix ans plus tard, l'outillage d'Arkwright est entièrement détruit par des bandes armées qu'on doit réduire en faisant appel à l'artillerie 16 , malgré les protestations d'une classe moyenne sympathisant avec les ouvriers. Les émeutes se reproduisent en I 796 et en 1802 pour culminer, en 1811, avec cette jacquerie 16. Cf. sur cc sujet l'ouvrage cité de Paul Mantoux.
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