186 positivement au terme de l'évolution, mais le progrès n'affecte pas simultanément l'ensemble du corps social. 11se manifeste d'abord à la tête, dans l'élite, créant cette hiérarchie des capacités qui fait croire au caractère éternel de l'inégalité des conditions. Dans ces circonstances historiques, la division du travail est un facteur de transformation ; elle est la source de la richesse, partant, d'une future égalité positive entre les talents ou connaissances, mais en même temps « elle subalternise l'ouvrier, rend l'intelligence inutile, la richesse nuisible et l'égalité impossible ». Cette loi est inévitable, mais elle est contradictoire : c'est une contre-loi, comme dit Proudhon; elle implique la « misère civilisée », elle afflige le travailleur dans son âme par une fonction dégradante et dans son corps par la modicité du salaire. Le travail parcellaire n'est pas la conséquence du seul progrès technique. Son aspect révoltant provient d'abord de la hiérarchie des classes et disparaîtra avec la victoire inévitable de l'égalité sociale. Alors, pense Proudhon, « tôt ou tard le travail, après s'être particularisé, se synthétisera ». Sa recomposition conservera les côtés positifs de la division et en éliminera les côtés négatifs, antisociaux. Proudhon rejoint l'opinion d'un penseur fort éloigné du socialisme, mais qui croit à l'avènement d'une démocratie égalitaire. Au terme de ses recherches politiques, Alexis de Tocqueville 11 constate la division sociale croissante entre le prolétariat et la bourgeoisie industrielle, cette nouvelle aristocratie de la richesse qui s'élève sur le progrès des arts. Mais si « l'art fait des progrès, l'artisan rétrograde( ...). Amesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. » Ainsi « la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres». Mais cela ne peut empêcher les progrès de la démocratie, alimentés par le développement industriel. La nouvelle aristocratie n'a pas d'obligations sociales, ni de prise sur le comportement des ouvriers ; · elle n'a pas suffisamment de liens internes, ni de traditions enracinées. cc C'est une des plus dures qui aient paru sur la terre, mais elle est en même temps une des plus restreintes et des moins dangereuses. >> Si Tocqueville voit en cette aristocratie une manifestation provisoire et limitée de l'évolution, il n'en recommande pas moins aux amis de la démocratie de la surveiller pour qu'elle n'ait pas la possibilité de réintroduire l' cc inégalité permanente des conditions ». Il n'insiste pas davantage ; il ne se pose pas la question de savoir si la division du travail est ou non compatible avec l'égalité des conditions, si cette dégradation qui lui est imputée n'est pas un obstacle à l'avenir d'une démocratie sans doute fort différente de son idéal d'une nation de producteurs indépendants et égaux. 1 I. De la démocratie en Amérique, livre III, 2 e partie, chap. :xx. BibHoteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Manufacture et travail à domicile LA DIVISIONMANUFACTURIÈdRuE travail, à laquelle coopèrent des ouvriers chargés d'une tâche spécialisée, n'a pas toujours pris la forme décrite par Adam Smith. Cette forme que Marx appelle la manufacturesérielle et qu'il juge la plus parfaite, implique que la fabrication d'un objet unique se décompose en opérations élémentaires dont chacune est confiée à un ouvrier dans un ordre déterminé. Leur rassemblement en un même lieu réduit ce que Marx nomme, d'une image significative, les cc poses du travail», c'est-à-dire les temps morts où la pièce exécutée se transmet d'un poste de travail à un autre. Il existe une autre forme de division, la manu/acture hétérogène, celle · qui, par exemple, est utilisée depuis le xvne siècle dans l'industrie horlogère, où de nombreux ouvriers à domicile fabriquent chacun une pièce complète destinée à un montage final qui a lieu dans la manufacture proprement dite 1 2. La manufacture réalise collectivement ce qui était antérieurement l'apanage d'un artisan qualifié, mais elle diffère de celui-ci en ce que les moyens de production sont séparés de l' « ouvrier collectif», suivant la terminologie de Marx. Selon lui, toute manufacture, mais surtout la manufacture sérielle, représenterait une phase nécessaire de l'évolution capitaliste, l'antichambre de la grande production industrielle fondée sur le machinisme. En réalité, la manufacture est souvent absente durant la période de transition précédant le capitalisme industriel. Les industries de la laine et du coton ne permettent guère une division systématique du travail : elles se dispersent parmi la multitude des ouvriers à domicile ou des anciens artisans qui travaillent pour un seul marchand-fabricant. Avec les métiers loués au fabricant, aidés seulement de leur fami11e, fileurs ou tisserands livrent un produit fini qu'ils ont entièrement fabriqué. Entre eux, nulle collaboration, mais au contraire une concurrence acharnée qui provoque la réduction des salaires. C'est l'extension du machinisme et l'utilisation des forces motrices concentrées, eau ou vapeur, qui éliminent la dispersion des ouvriers et les réunissent dans la fabrique. Dans le textile, le travail à domicile a résisté pendant les deux premiers tiers du xixe siècle à la concurrence des fabriques; le tissage ne s'est mécanisé et concentré qu'après la filature. Au contraire, dans le papier, le verre, la transformation des métaux, la manufacture existait avant la grande industrie mécanisée et Adam Smith y a pri~ son exemple de la fabrication des épingles 13 • Mats à la même époque la coutellerie était aux mains d~ maîtres ouvriers organisés en _guildes. .Selon Paul Mantoux, à proprement parler, il n'y eut jamais en Angleterre une classe de manufac12. Cf. Le Capital, livre I, chap. XIV. 13. Cf. Paul Mantoux : La Révolution industrielle au XVIJJe siècle, chap. 111, section 1.
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