M. COLL/NET rapport de la conservation du gouvernement et de la stabilité des institutions sociales ». Avec quelques emprunts à Rousseau, l'idéal de cet ancien député à l'Assemblée législative est une société d'artisans et de paysans propriétaires indépendants, où les droits de l'homme trouveraient un fondement dans les rapports réels entre les individus. Avec une âpreté digne de Sismondi et de Proudhon, il pourfend les capitalistes et chante les louanges de l'ouvrier professionnel dont l'entendement se maintient « par la complication de son métier » 6 et qui est un homme au plein sens du mot: Les classes d'ouvriers en qui l'emploi des forces musculaires se réunit à quelques notions de dessin, de calcul ou de chimie, formaient une espèce d'hommes très remarquables. Le trait le plus saillant de leur caractère était l'amour de l'indépendance, le goût d'une vie errante. Au contraire, l'ouvrier de manufacture «tient de la nature des machines au milieu desquelles il vit». Cet «ouvrier-machine», comme il l'appelle, a le sentiment de sa faiblesse et, à son avis, il est « timide et sédentaire » ; il perd le goût de vivre et d'agir : « La simple monotonie, le retour continu du même son, du même geste, importunent d'abord, irritent un instant et plongent ensuite dans le sommeil et la torpeur 7 • » Il perd même son humanité: «L'être dont l'économie des arts a réduit l'existence à un seul geste paraît descendu à la classe équivoque de ces polypes où l'on n'aperçoit point de tête et qui semblent ne vivre que par leurs bras (...). Il reste vis-à-vis du maître de l'atelier dans une dépendance aussi absolue que décourageante. » Tel est « l'ouvriermachine pauvre, servile et sans émulation». Mais s'il n'a pas de tête pour son ouvrage, il en a une pour une évasion spirituelle, pour « s'abreuver de l'erreur ou du merveilleux». Il sera donc ignorant, crédule et superstitieux : Il formera une race d'hommes lâches, dégradée, impuissante à rien entreprendre pour la défense de la patrie et voisine d'excès d'autant plus funestes qu'elle s'y jettera avec la sécurité de l'innocence et la profonde incapacité de discerner l'absurde et l'injuste. Citons encore cette phrase contre le travail parcellaire : «Toutes les fois que, dans un atelier, l'action sera parvenue à une telle simplicité qu'un chien puisse y remplacer un homme, soyez sûr que le chien deviendra un ouvrier et l'homme un mendiant. » Lemontey défend la petite bourgeoisie contre 6. Thème repris par Sismondi : « C'est par la variété de ses occupations que l'âme se développe; c'est pour en faire des citoyens qu'une nation veut avoir des hommes, non pour en faire des machines 11, Nouveaux Principe, d' 4conomie politique, livre I, p. 395 (édition de 1827). Proudhon appelle cc travail 1ynth,tique. 7. Lcmontey pense davantage aux filatures déjà automatisées qu'à la simple manufacture décrite par Adam Smith. Quarante ana plus tard, Michelet emploiera presque les mlmcs termes dans Le Peuple. Biblioteca Gino Bianco 185 la grande industrie, la concentration capitaliste et la haute finance : Ainsi, la classe moyenne, la partie la plus estimable, se voit déshéritée des spéculations premières et productives. (...) De ce seul déplacement doit naître avec le temps une monstrueuse inégalité dans la distribution des richesses (...), une altération funeste dans le caractère moral et l'esprit public d'une nation. (...) Vous trouveriez à la fin une nation où toute la science se renf ermerait dans vingt têtes, tous les capitaux dans cent comptoirs, où l'on ne rencontrerait au-dessous qu'ignorance et misère, vice et servitude, levain de toutes les fermentations, matière de tous les embrasements. Dans cette vision d'un stade ultime de l'évolution économique, où la société est déchirée entre deux pôles antagonistes, se révèle un type de prophétie que les socialistes, Marx en particulier, formuleront quarante-cinq ans plus tard 8 • Faisant allusion à J.-B. Say, Lemontey s'inquiète du fait que « l'économie publique et privée s'occupe beaucoup plus de l'argent que de la vie des hommes » 9 • Quant à la propriété, « qui est bien la base de l'organisation sociale», il faut prendre garde qu' « elle n'introduise des théories dures et arides qui substituent partout l'esprit d'intérêt à l'esprit de fraternité et consacrent un égoïsme universel pire que la nécessité dans l'état sauvage », cet égoïsme que théorisent les économistes libéraux et dont l'Angleterre montre, dès la fin du XVIIIesiècle, les effets dramatiques sur la vie des hommes. Proudhon et Tocqueville LA ou LEMONTESY'INQUIÉTAIPT.,-J. Proudhon dogmatise. La division du travail est une conséquence de la notion de valeur, à la manière dont il l'entend. Elle est une étape sur la route du progrès qui conduira cc tous les hommes de l'égalité ori(melle et négative à l'équivalence positive des talents et des connaissances » 10 • Proudhon admet que les hommes sont égaux dans la communauté primitive, dans leur nudité et leur ignorance, mais aussi - ce qui résume l'idéologie proudhonienne - dans cc la puissance indéfinie de leurs facultés ». Cette qualité se perpétuant à travers les stades successifs de l'évolution humaine, il s'ensuit que la hiérarchie des capacités ne saurait être que provisoire. L'égalité toute négative des origines doit se reproduire 8. Dans Misère de la Philosophie, Marx cite une phrase ironique de Lemontey au sujet de J .-B. Say, mais non sur sa vision apocalyptique de la société bourgeoise (il se contente de rappeler cette citation dans Le Capital, livre I, chap. x1v). Il y dit encore que Proudhon n'a rien trouvé à ajouter à Lemontey. C'est oublier que Lemontey mêle sans discrimination le travail manufacturier et le machinisme, auquel Proudhon consacre un long chapitre du Système des contradictions üonomiques. 9. Sismondi dira à peu près la même chose concernant J .-B. Say et l'économie politique dans les Nouveaux Principes d'üonomie politique (édition de 1827). 10. Système des co,itradictiom éco,romiqrus, chap. 111.
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