184 . n'a pas lieu de développer son intelligence ni d'exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais, il perd donc naturellement l'habitude de déployer ou d'exercer ces facultés et devient en général aussi stupide et ignorant qu'il soit possible à une créature humaine de le devenir. Le travail parcellaire n'est pas seulement source d'ignorance par son caractère de répétition et de limitation, il affecte aussi les valeurs morales de l'individu : L'engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d'y prendre part, mais même d'éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre, et par conséquent de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs, même les plus ordinaires de sa vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d'état d'en Juger. Ayant perdu tout courage, le travailleur parcellaire sera également inhabile à défendre son pays : sa dextérité dans un métier particulier est acquise « aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières ». Et Adam Smith va jusqu'à louer les peuples barbares où l'individu, pense-t-il, remplit toutes les activités nécessaires à sa vie : « L'âme n'a pas loisir d'y tomber dans cet engourdissement et cette stupidité qui semblent paralyser l'intelligence de presque toutes les classes inférieures du peuple dans une société civilisée. » Celle-ci est soumise aux lois de l'économie industrielle qu'Adam Smith a analysées dans son célèbre traité, et la logique de ces lois implique l'état d'engourdissement « dans lequel l'ouvrier pauvre, c'est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir le mal» (souligné par nous). La concurrence sans restriction et l'extension illimitée du marché découlent du postulat fondamental d'Adam Smith : « Laissez faire, laissez passer. »·La division manufacturière du travail en est le produit nécessaire, avec ce qu'elle comporte de situations inhumaines, décrites avec lucidité. Chose curieuse, la conclusion d'Adam Smith est hostile au libéralisme intégral. Dans une société industrialisée, le gouvernement doit intervenir pour limiter ou contrer les effets sociaux, car l'auteur pressent le caractère effroyable que ceux-ci prendront avec le développement des manufactures. L'Etat doit apprendre aux enfants du peuple la lecture et l'écriture, leur donner des notions de géométrie et de mécanique plutôt que de latin. Mais si cela est profitable dans les nombreuses corporations où règne encore la maîtrise, dans l'artisanat indépendant - à l'époque, les tissages par exemple - cette instruction perd son utilité avec le travail parcellaire des manufactures. Même sans avantage positif, Adam Smith demandera cependant à l'Etat de pourvoir à l'instruction en quoi il décèle une condition de l'ordre et un plus BibHotecaGinoBianco DÉBATS ET RECHERCHES grand « respect des inférieurs pour les supérieurs ». Nous verrons plus loin la position de Sismondi et de Proudhon sur la question : pour eux, l'instruction qui ne trouve pas son débouché dans la vie quotidienne ou professionnelle est une duperie. Par une singulière contradiction, Adam Smith remarque dans le même chapitre qu' « un homme qui n'a pas tout l'usage de ses facultés intellectuelles est encore plus avili qu'un poltron, même s'il est mutilé et difforme ». Le travail parcellaire, condition du progrès économique, est ainsi dénoncé comme le mal suprême de ce même progrès ... En dépit de ses inquiétudes et de ses réserves, Adam Smith mettait ses espoirs de progrès humain dans les mécanismes spontanés du marché et les vertus, à ses yeux immenses, de la libre concurrence ; mais il écrivait dans un monde où le capitalisme industriel ne dominait pas la société, où le consommateur devait être l'arbitre souverain entre les producteurs et, en dernière· analyse, le régulateur de la condition ouvrière. Cette condition, les tenants du libéralisme vulgaire s'en soucient fort peu. Quand Jean-Baptiste Say énonce son axiome des débouchés (les produits s'échangent contre des produits), il ne se préoccupe pas de savoir en quelle mesure les ouvriers sont aptes à participer au marché dont il décrit l'équilibre. L'ouvrier n'est qu'un « accessoire (...) forcé d'accepter la loi qu'on juge à propos de lui imposer» 6 • J.-B. Say ne nie pas que la division des tâches ait contribué à l'appauvrissement spirituel des travailleurs, mais, devant le progrès général, il se console aisément de cet « inconvénient » : « Cet inconvénient, au reste, est amplement compensé par les facilités qu'une civilisation plus avancée procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs qualités morales. » L'instruction est facilitée « par les livres à bon marché » et bien qu'il ait constaté deux pages plus haut que l'homme parcellaire voit ses facultés s'éteindre et sa nature dégénérer, J.-B. Say se donne bonne conscience en évoquant « cette masse de lumière qui circule perpétuellement au milieu d'une nation civilisée et industrieuse» et qui empêcherait tout travail d'être une cause d'abrutissement. S'il existe des « vices abru- . tissants », c'est aux institutions qu'il faut les attribuer, non au travail dans les manufactures ... Lemontey et l'avenir industriel PIERRE-ÉDOUALREDMONTEYm'oraliste et historien, joue les Cassandre dans le concert des économistes libéraux. Aux optimistes, il oppose un tableau sinistre de la vie ouvrière telle que la connaît déjà la Grande-Bretagne et telle que la France la connaîtra demain. En 1801, il publie Raison et Folie, petit cours de morale mis à la portée des vieux enfants. Il y traite de l'influence morale de la division du travail « considérée sous le 5. Traité d'économie politique, livre I, chap. VIII.
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