182 ON CONSIDÈRGEÉNÉRALEMEANdTam Smith comme l'initiateur à l'économie classique, l'inventeur de la théorie de la valeur fondée sur le concept de travail, et l'on sait que le premier chapitre de ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations est consacré à la division du travail : dans une manufacture d'épingles, une même épingle subit dix-huit opérations successives des mains d'une dizaine d'ouvriers. Chacun d'eux est affecté à une besogne particulière aussi élémentaire que possible, ne nécessitant que des gestes réduits et des outils sommaires. Adam Smith calcule que ces ouvriers peuvent fabriquer quarante-huit mille épingles par jour. Travaillant isolément et effectuant chacun la série complète des dix-huit opérations avec les mêmes outils, ils auraient produit deux cent épingles dans le même temps. Il suffit donc, sans modification technique, de diviser les tâches pour multiplier la quantité des produits. Cet exemple célèbre est d'autant plus probant que l'épingle est un objet des plus petits et des plus simples ; mais il peut être appliqué à n'importe quelle fabrication. Telle est la division manufacturière du travail, qu'on ne saurait confondre avec sa division sociale, laquelle suppose un échange de marchandises variées entre des producteurs indépendants ; c'est cette division sociale que Durkheim place à la source de ce qu'il nomme la solidarité organique des sociétés. On trouve la seconde partout, fût-ce dans une simple famille, où les travaux peuvent se faire individuellement. La première exige un travail collectif coordonné ; elle aboutit à une production massive et n'est compatible qu'avec un marché étendu. Adam Smith fait de la division du travail le fondement de l'économie politique, mais il n'est nullement le premier à en avoir signalé l'importance. Marx cite des auteurs du xvne siècle, et Paul Mantoux une étude anonyme sur la fragmentation ..de l'industrie horlogère datant de 17011 où est déjà soulignée l'étroite relation entre le travail parcellaire et l'extension du marché. A l'article « Art » de l' Encyclopédie, Diderot écrit : Lorsqu'une manufacture est nombreuse, chaque opération occupe un homme différent. Tel ouvrier ne fait et ne fera de sa vie qu'une seule et unique chose ; tel autre une autre chose; d'où il arrive que chacune s'exécute bien et promptement et que l'ouvrage le mieux fait est encore celui que l'on a à meilleur marché.• < Un homme faisant toute sa vie une seule et unique chose et la répétant des milliers d• fois par jour n'est pas en possession d'un métier, avec ce que cela exige de connaissances et d'expérience acquises. Il est conditionné par ses réflexes· élémentaires. qui constituent l'alpha et . l'oméga de sa participation à une œuvre produc1. Marx : Le Capital, livre I, chap. XIII. Paul Mantoux : La Révolution industrielle au XVIJJe siècle (Introduction). SibliotecaGino Bianco -. DÉBATS ET RECHERCHES tive; iI est, avant la lettre, l'homme-machine des temps modernes, ou le lointain descendant de ces esclaves aveugles que l'on attelait aux norias. La machine humaine de Ferguson UN CONTEMPORAInN' ADAM SMITH, Adam Ferguson, professeur à l'université d'Edimbourg, est sans doute un des premiers auteurs à avoir analysé les effets sociaux du travail parcellaire 2 • Dans His tory of Civil Society ( I 767, traduction française 1783), Ferguson traite de la division du travail et en recherche les conséquences politiques. Cette division « ouvre les sources de la richesse » ( chap. 1), mais aboutit à « la séparation des arts et des professions» (ibid). L'auteur décrit un type d'homme que l'on pourrait nommer fonctionnel, dont l'existence reste confinée à une activité précise qu'il est incapable de dépasser pour l'intégrer dans une vue synthétique intellectuelle ou sociale. « Tout métier demande l'attention entière d'un homme et a ses mystères qu'il faut étudier et qui ne s'apprennent que par un apprentissage régulier » (ibid) . Cet homme est créateur de richesses, utile à l'économie, mais il constitue aussi un danger pour la société civile. Ainsi « des nations, vouées à l'industrie, en viennent au point d'être composées de membres qui, excepté leur métier, sont de la plus grande ignorance sur toutes les choses de la vie » ( souligné par nous). A cette critique adressée à l'artisan traditionnel et qui s'appliquerait au spécialiste qualifié d'aujourd'hui, s'en ajoute une autre, plus grave, que Ferguson, témoin des progrès industriels gigantesques de l'Angleterre, ne manque pas de faire sur ce travail parcellaire qui va se généralisant : Tout entrepreneur de manufacture s'aperçoit que ses frais diminuent et que ses profits croissent à mesure qu'il subdivise les tâches de ses ouvriers et qu'il emploie un plus grand nombre de mains à chacun des détails de l'ouvrage (p. 129). · Cette division du travail manufacturier rompt ·avec les formes classiques du métier et met en cause les progrès de la connaissance. Ferguson en donne une description que n'aurait pas désavouée Taylor: Il y aurait même lieu de douter si la capacité générale d'une nation croît en proportion du progrès des arts. Plusieurs arts mécaniques n'exigent aucune capacité; ils réussissent parfaitement lorsqu'ils sont totalement destitués des secours de la raison et du sentiment, et l'ignorance FSt la mère de l'industrie aussi bien que de la 2. A plusieurs reprises, dans Misère de la Philosophie et dans Le Capital, Marx cite Ferguson qu'il présente comme le professeur d'Adam Smith. Cela nous paraît d'autant plus douteux qu'ils étaient nés l'un et l'autre en 1723 et que Smith devint professeur de philosophie morale à Glasgow douze ans avant Ferguson. En revanche, à Edimbourg, dans les années 1760-70, ils appartinrent au même club, si nous en croyons l' Encyclopédie britannique.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==