Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

M. FRIEDBERG d'édition; leurs manuscrits prennent le chemin d'une autre. En effet, certaines revues littéraires en langue russe des républiques non russes (la Litératournaïa Grouzia, en Géorgie, en est le meilleur exemple) publient à l'occasion de la prose et des vers que les revues «libérales» de Moscou elles-mêmes hésiteraient à accepter. En outre, certains des livres les plus «sensationnels » imprimés en U.R.S.S. au cours des dernières années ont été publiés par des petites maisons de province qui, ~u _te~ps de Staline, _étaien! ~onnues pour leur tllllldite et se contentaient generalement de réimprimer les titres déjà parus à Moscou et à Léningrad. Par exemple, Le Démon mesquin, célèbre roman prérévolutionnaire «décadent» de Fédor Sologoub, depuis longtemps à l'index, a été publié dans la petite ville sibérienne de Kémérovo. Et les Pages de Taroussa, remarquable anthologie d'écrits hétérodoxes et apolitiques, ont été publiés dans la ville endormie de Kalouga, avec la bénédiction du vétéran respecté des écrivains «libéraux », Constantin Paoustovski, sans être, apparemment, passées par la filière de la censure. Depuis Staline, les censeurs ont parfois été chargés de réparer le tort causé par l'excès de zèle de la censure stalinienne, conformément à la campagne visant à «rétablir dans leur forme originale » une partie des vers, de la prose et des œuvres dramatiques altérés par ordre du despote so. La Pravda du 28 octobre 1962 annonçait que le célèbre film d'Eisenstein, Dix jours qui ébranlèrent le monde, serait refait afin d'y faire figurer toutes les scènes coupées en 1926 sur instructions de Staline. Citons enfin la mise au pilon du pamphlet violemment antisémitique de Trofime Kitchko, Le Judaïsme sans fard, mesure causée par l'indignation soulevée à l'étranger par cette maculature, notamment dans plusieurs partis communistes importants de l'Occident 31 • Le signe le plus sûr de l'existence d'une sévère censure littéraire est généralement l'existence d'un marché noir du livre. Le 14 mai 1964, le journal Moscou-Soir annonçait qu'on venait de démanteler dans la capitale un réseau de vente de« livres interdits ». Ces livres de« contrebande » comprenaient des ouvrages «non mûris » (c'est-àdire non orthodoxes) d'auteurs soviétiques, à l'origine publiés «légalement» mais, de toute évidence, en quantités insuffisantes pour satisfaire la demande. Selon Moscou-Soir, ces ouvrages «non mûris » sont particulièrement recherchés s'ils ont fait l'objet d'éloges «de l'autre côté », c'est-à-dire en Occident. Les trafiquants vendaient également« des ouvrages hostiles à l'Union sovié30. Ce processus sera décrit dans un de nos prochains anicles : • Updating the Truth in Soviet Literature », in Literature and Literary Politics in the Soviet Union, A. Brumbcrg édit., à paraître en 1965. 31. Cependant, cet incident n'cmp!cha pas la censure soviétique d'accorder l'imprimatur à une œuvre du m~me genre : Le Catlchinn, ,mu son vrai jour. Biblioteca Gino Bianco 179 tique et calomniateurs, introduits en fraude dans notre pays (...). Tôt ou tard, le trafiquant les vend trois fois plus cher qu'il ne les a payés». Venaient ensuite «des livres pornographiques ou haineusement antisoviétiques (...) publiés à Madrid, Munich ou New York ». Last but not least, parmi les ouvrages incriminés, on trouvait des livres imprimés illégalement en Union soviétique, par exemple les Aventures de Marina Tsvétaïeva (poétesse lyrique rentrée d'exil en U.R.S.S. à la veille de la deuxième guerre mondiale, et qui devait se suicider peu après ; elle a été tièdement «réhabilitée» il y a peu de temps) et les œuvres de deux poètes «non réhabilités » : A. Efros, officier «garde-blanc», et Nicolas Goumilev, fusillé par les communistes pendant la guerre civile. Il convient de mentionner également la pratique, très répandue ces dernières années, qui consiste à faire circuler des ouvrages littéraires tapés à la machine ou ronéotypés, notamment des anthologies de plusieurs auteurs. N'oublions pas, par ailleurs, que la lecture et même la possession d'écrits «illégaux» répondent à une longue tradition en Russie. Au xrxe siècle, les membres de l'intelligentsia connaissaient pratiquement tous la fameuse lettre de Biélinski à Gogol ou le Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou de Radichtchev. Ne pouvant publier leurs œuvres en Russie, bien des auteurs les faisaient imprimer à l'étranger : certaines satires de SaltykovChtchédrine ont ainsi été publiées en Suisse en langue russe. Cette pratique se poursuit de nos jours. Outre le cas du Docteur Jivago, encore inédit en U.R.S.S. malgré la «réhabilitation » posthume de Pasternak, nous avons pu nous constituer une petite bibliothèque d'œuvres soviétiques contemporaines sorties en fraude sous forme de manuscrits. Naturellement, il n'est pas surprenant que certains ouvrages paraissent sous des noms de plume (1. Ivanov : Y a-t-il une vie sur Mars? ; Nicolas Arjak : Ici Moscou ; et le plus prolifique de tous, Abram Tertz : Le procès commence, Les Contes fantastiques et Qu'est-ce que le réalisme socialiste ?). Ce qui est étonnant, c'est que quelques auteurs aient fait imprimer leurs ouvrages sous leur vrai nom: parmi eux, Valéri Tarsis (La Mouche bleue) et Alexandre Essenine-Volpine, fils du célèbre poète S~rge Essenine ( Une feuille de printemps, anthologie de vers et d'essais). Ces deux écrivains auraient été enfermés dans un asile d'aliénés, manière « humaine » de traiter les non-conformistes politiques appliquée en Russie bien avant 1917; tel fut le sort de Pierre Tchaadaev, ami de Pouchkine, dont les idées déplaisaient au tsar. Les ouvrages «illégaux» d'auteurs soviétiques contemporains sont d'ailleurs bien moins << politisés » que l'on pourrait s'y attendre, les écrivains de l'U .R.S.S. brulant de pouvoir procéder à des expériences artistiques de langue et de forme, tout a~tant qu'ils regrettent de ne pouvoir s'exprimer librement au point de vue politique.

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