178 ignorent le fait que le livre a déjà été «édité>> avant d'être imprimé pour la première fois et « suggèrent » d'habitude de nouvelles « révisions de texte». Dans les questions de première importance, les censeurs locaux peuvent refuser de trancher et soumettre le problème à l'échelon supérieur: « Qui choisit les articles, les roma_ns, les poèmes, les mémoires que vous publiez ? », demandai-je à un membre du comité de rédaction [du mensuel littéraire Novy Mir]. « Je puis vous assurer, me répondit-il, que cela appartient exclusivement au comité de rédaction. Nous assumons la responsabilité entière de tout ce que nous publions. Nous ne demandons la permission de personne.» Puis, après un moment de réflexion, il ajouta : « Evidemment, il y a des exceptions, comme le roman de Soljénitsyne [Une journée d'Ivan Dénissovitch]. Dans ce cas, après avoir lu le manuscrit (si mal tapé sur une vieille machine à écrire que nos lecteurs, à première vue, ne voulaient pas le lire), nous nous sommes rendu compte à la fois de sa valeur littéraire et de son caractère " explosif" et nous l'avons fait composer, nous avons fait tirer quelques épreuves et nous en avons envoyé une à Nikita Sergueiévitch [Khrouchtchev]. Quelque temps après, on nous a fait dire de procéder à la publication. » ... Selon les rumeurs qui couraient à Moscou, après que Lébédev [chef du cabinet personnel de Khrouchtchev] eut lu le manuscrit et l'eut recommandé à Khrouchtchev, ce dernier ordonna d'imprimer un plus grand nombre d'exemplaires qu'il distribua à tous les membres, titulaires et suppléants, du présidium du Comité central. ·Au premier scrutin, la majorité se prononça contre la publication. Puis la décision contraire l'emporta (Philippe Ben in The New Republic, 27 juin 1964). L'exposé le plus franc sur l'ingérence de la censure dans le domaine artistique a paru à la fin de 1956, c'est-à-dire à l'apogée du « dégel » post-stalinien, dans un article figurant dans le deuxième volume de l'annuaire Litératournaïa Moskva. Le dramaturge Alexander Kron s'y attaquait à certains problèmes concernant le théâtre soviétique, mais ses observations s'appliquaient aussi bien à tous les aspects de la vie culturelle : Personne ne s'étonne aujourd'hui que les comptes rendus des revues portent le nom de l'éditeur à côté du nom de l'auteur. On dirait que le livre (comme les unités militaires de la guerre civile) est doté à la fois d'un officier commandant et d'un commissaire politique (...). La situation est pire encore dans le théâtre. Tous les contrats signés entre un auteur dramatique et un théâtre contiennent une clause stipulant que l'auteur s'engage à faire tout changement ou toute correction réclamée par le théâtre ; un refus entraîne des sanctions économiques (•..). Lorsque cette attitude ne se heurte à aucune résistance de la part du grand public, elle s'étend même aux œuvres classiques. Outre le théâtre lui-même, de nombreux autres échelons administratifs ont le pouvoir, sinon le droit, d'imposer leur volonté à l'auteur, soit directement, soit par l'intermédiaire du théâtre. En conséquence, la pièce est révisée par toute personne qui se sent d'hmpeur à le faire et toute campagne de propagande, telle, par exemple, la campagne contre l'ivrognerie, peut servir de prétexte pour exiger des changements dans une pièce déjà à l'affiche. BibHoteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE Kroii mentionnait également les censeurs (appelés par euphémisme « instructeurs » ou cc inspecteurs») qui assistent à chaque avant-première d'une pièce : Aujourd'hui, le procédé est appliqué sous une forme un peu plus libérale qu'autrefois, mais le fond n'a guère changé (...). On considère comme parfaitement normal que des éditeurs retranchent ou ajoutent des para-_ graphes entiers 27 • La Litératournaïa Moskva attira sur elle bien des foudres pour avoir publié l'article de Kron et Khrouchtchev lui-même la blâma en public 28 • Auteurs, lecteurs et censeurs LA DÉCENTRALISATION des rouages gouvernementaux, l'alternance des « dégels» et des « regels » idéologiques, les changements fréquents de personnel dans l'appareil du gouvernement et du Parti et la prolifération des maisons d'édition qui ont marqué l'ère de Khrouchtchev ne pouvaient qu'engendrer une grande confusion dans l'application des règlements de censure. Cès phénomènes ont eu comme autre conséquence l'apparition de différenciations politiques assez prononcées entre les diverses organisations littéraires que l'on peut aujourd'hui ranger, grosso modo, dans les tendances «libérale» et «conservatrice». Ainsi, la section de Moscou du syndicat des écrivains est « libérale » ( ou encore « révisionniste »), tout comme les revues Litératournaïa Gazéta, Novy Mir et Teatr. A l'opposé, l'Union des écrivains de la R.S.F.S.R. est de nuance «conservatrice » (ou « néo-staHnienne»), ainsi que les revues Oktiabr, Néva et Zvezda. Certes, les différences ne sont pas très prononcées selon les normes occidentales, mais elles ne peuvent manquer d'impressionner ceux qui ont connu la str~cte uniformité de la presse soviétique d'il y a qwnze ans. L'existence de cette espèce de schisme a été publiquement admis dernièrement par !'écrivain «néo-stalinien »Simo~ Trégoub. Devant le bureau de l'Union des écrivains de la R.S.F.S.R., celui-ci ·a constaté que « la base [de la critique littéraire] n'est pas ce qui est imprimé, ou la qualité de ce qui est écrit, mais l'endroit où c'est publié. Si c'est dans Oktiabr, alors [disent les «libéraux»] attaquons-le 29 • » Le 15 juillet 1963, les lzvestia insinuaient que nombre de polémistes n'avaient pas tardé à dresser l'un contre l'autre les éditeurs soviétiques : Les écrivassiers littéraires de tout poil mettent à profit le gtand nombre de maisons . d'édition pour atteindre leurs. buts égoistes. Rejetés par une maison 27. A. Kron: « A Writer's Notes», in The Year of Protest, 1956, New York 1961, pp. 169-70. 28. Pravda, 28 août 1957. Cf. également la charge par Hélène Sérébrovskaïa in Zvezda, n° 6, juin• 1957, pp. 198-202. 29. Litératournaïa Rossiia, n° 15, 12 avril 1963.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==