170 Fidèle à lui-même, Vavilov n'était nullement ébranlé par ces basses manœuvres. Il méprisait les armes utilisées par ses ennemis et le ton employé par lui restait d'une parfaite correction : Nous ne nous sommes pas convaincus les uns les autres. Mais nos divergences sont devenues très nettes et nos points de vue suffisamment clairs. Ce qui est maintenant indispensable au premier chef, (.••) c'est d'avoir plus de considération pour le travail d'autrui (cf. n. 6). Un climat aussi mesuré dans la discussion scientifique ne faisait point l'affaire de Lyssenko, pressé non seulement de s'approprier le prestige acquis par Mitchourine mais aussi de s'emparer des postes-clés encore détenus par Vavilov. Staline convoqua Vavilov pour l'admonester vertement et lui interdire les expéditions à l'étranger. Sur la foi des affirmations de Lyssenko, il lui reprocha de gaspiller l'argent du peuple à des recherches inutiles sur les plantes sauvages. En 1938, Lyssenko fut «élu» président de la VASKhNIL et la situation de Vavilov devint intenable. Au début du mois d'août 1940, Vavilov s'était rendu en Ukraine subcarpathique, récemment annexée à !'U.R.S.S., en compagnie de deux jeunes collaborateurs, Bakhtéev et Lekhinovitch. Il y recherchait des variétés rares d'épeautre encore jamais signalées dans cette région, car, le froment étant parvenu du Proche-Orient en Europe, non seulement par le Caucase mais aussi par les Balkans, il estimait certain de trouver cet ancêtre du froment dans les Carpathes. Ayant déposé sa cueillette du matin au gîte qu'il partageait avec ses -compagnons, Vavilov repartit dans l'après-midi pour de nouvelles prospections. Comme il tardait à rentrer, Bakhtéev entreprit d'inventorier le contenu du sac qui renfermait la récolte faite le matin par Vavilov. Il y trouva plusieurs exemplaires vivants de Tritium dicoccum,. espèce jusqu'alors inconnue dans les montagnes ruthéniennes et qui confirmaient entièrement la théorie de Vavilov. Mais la nuit tombait et Vavilov ne revenait toujours pas : Tard dans la soirée, deux jeunes gens en imperméable clair 9 frappent à la porte. Ils demandent qui, parmi les présents, est Lekhnovitch et lui remettent, de la part de Vavilov, ce court billet : « Cher Vadim Stépanovitch ! En raison de mon rappel urgent à Moscou, remettez toutes mes affaires au porteur de la présente. . N. Vavilov, 6 août 1940, 23 h 15. » Vavilov était ârrêté ! (cf. n. 6). Déclaré « ennemi du peuple », il disparut à jamais. Personne n'en entendit plus parler et ce 9. A cette époque, attribut de rigueur des agents de la Sécurité d'Etat tout comme les « chaussettes à clous » et le parapluie pour les inspecteurs de la Sûreté à Paris au début du siècle. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE n'est qu'en 1943 que sa famille apprit son décès dans un camp de déportation. . Telle était la récompense réservée par le régime communiste au plus remarquable biologiste russe de notre époque. On ne saura sans doute jamais quelle fut exactement la part de responsabilité personnelle de Lyssenko dans ce crime. Mais le vieux dicton judiciaire : cui bono? cui prodest? suffit à évaluer la responsabilité morale du dictateur de la biologie soviétique dans cette éviction brutale de son adversaire le plus résolu. C'est en 1940 que Lyssenko avait remplacé Vavilov au poste de directeur de l'Institut de génétique de l'Académie des sciences de !'U.R.S.S. ; c'est en 1940 qu'il avait placé Joukovski, converti au lyssenkovisme, à la tête du VIR et, pour plus de sûreté, l'avait fait surveiller par Sizov, sousdirecteur inconditionnellement fidèle. Désormais, Lyssenko pouvait, sans rencontrer de résistance, épurer les cadres de la biologie. Le nombre de ses partisans s'enfla rapidement. Pour les malheureux biologistes, il n'y avait plus de choix possible, le sort de Vavilov était là pour le prouver : primum vivere, et la grande masse des savants de proclamer bien haut sa conversion au lyssenkovisme. Les plus suspects, licenciés sans ménagements, furent contraints de changer de profession ou de se réfugier en province. C'est seulement maintenant que nous apprenons le triste sort du généticien M. I. Khadjinov, qui pendant treize ans avait travaillé avec beaucoup de succès au VIR. Un beau matin de 1940, le portier lui avait interdit l'accès de l'institut : « Vous ne travaillez plus ici. » Heureusement pour la science, deux élèves de Khadjinov étaient en poste à la station expérimentale de Krasnodar : ils réussirent, quelques mois plus tard, à lui procurer un emploi modeste dans ladite station dont le directeur, pragmatiste par nature, avait déclaré à propos de sa nouvelle recrue : « Peu m'importe qu'il soit pope, pasteur ou généticien, pourvu que le travail que je lui confie soit bien fait. » Bien entendu, Khadjinov ne pouvait y poursuivre que clandestinement ses recherches personnelles. Il lui fallut attendre l'éclipse de Lyssenko pour faire connaître ses nouveaux hybrides, pour lesquels il obtint le prix Lénine en 1962 (Komsomolskaia .. Pravda, 2 déc. 1964). Nous avons vu ici même comment l'académicien N. V. Tsitsine, spécialiste des céréales et créateur de plusieurs variétés précieuses de froment, fut pris à partie par les lyssenkoviens devant Khrouchtchev 10 • La Komsomolskaia Pravda du 12 janvier 1965 relate les conditions difficiles dans lesquelles 'ce savant de réputation mondiale dut poursuivre ses recherches sur l'hybridation lointaine. Son modeste laboratoire du Jardin botanique de Moscou manquait de personnel qualifié en même temps qu'il était démuni de l'équipement indispensable : Tsitsine · ne disposait que 10. Cf. Contrat social, mai 1959.
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