Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

164 Ils n'ont pas compris non plus que le premier problème posé dans leur monde qui a faim avant tout, c'est celui - que l'on nous passe cette expression - de l'industrialisation de l'agriculture, de sa rationalisation. Enfin, l'industrialisation exige des capitaux importants. Là non plus, la méthode communiste ou, pour être plus précis, stalinienne, ne saurait leur être d'aucun secours. Staline a extorqué le fondS' d'accumulation au peuple russe dont le niveau de vie, bien que plus bas que celui de l'Europe centrale et occidentale, pouvait encore être comprimé. Celui des masses faméliques du «Tiers Monde » est incompressible. Au cours des dernières années, les dirigeants des ex-colonies,hypnotisés par lesméthodes communistes, ont pu se rendre compte de l'indigence de l'« aide soviétique». Aussi se tournentils vers les pays du monde libre pour trouver les fonds nécessaires. Mais les expropriations brutales, effectuées le plus souvent sans indemnité, auxquelles ils se sont livrés ont rendu circonspects les capitaux occidentaux. Une fois de plus s'est vérifiée la mise en garde des théoriciens socialistes (Kautsky a lancé ses avertissements il y a soixante ans déjà) qui se prononçaient contre toute nationalisation précipitée et recommandaient des indemnisations équitables pour éviter que les propriétaires des entreprises non encore expropriées, se sentant menacés du même sort, ne s'abstiennent de poursuivre leur activité et leurs investissements, et que les capitaux liquides disponibles ne prennent le large avant que les issues ne se ferment devant eux. En même temps, ces chefs désireux d' «édifier le socialisme» ont chassé de leurs pays (surtout en Algérie) l'élite technique et commerçante dont le concours - non pour réaliser un socialisme impossible, mais simplement pour maintenir l' économie en marche et pour éviter l'aggravation du chômage - leur était indispensable. Ils .ont, pour un certain . temps du moins, détruit les faibles prémisse~ d'un futur acheminement vers le socialisme, au lieu de les consolider et de les développer. Il leur faudrait des capitaux en abondance. Ils ont bien de la peine à en obtenir à présent, et ce qu'ils obtiennent sert bien moins aux investissements qu'à préserver leurs populations affamées d'une disette encore plus aiguë. Leur « socialisme» est pour l'heure Ufl: socialisme de la mendicité, s'efforçant de vivre aux crochets du capitalisme. En se coupant des ci-devant métropoles et en organisant des Etats totalitaires qui domestiquent toutes les formes d'une activité économique, sociale et culturelle jadis autonome, les nouveaux maîtres ont asservi aussi le mouvement syndical, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL qui était libre (en tout cas plus libre qu'aujourd'hui) aux temps de la domination coloniale. Si les pays présentement émancipés avaient conservé des liens organiques avec les métropoles, s'ils étaient demeurés dans le cadre de l'unité économique qui s'était faite depuis de longues décennies, ils auraient conservé un mouvement syndical libre qui s'opposerait bien plus efficacement au capital indigène et métropolitain que les décrets d'expropriation qui ont tant détruit. Au lieu d'exiger à cor et à cri l'extension de la législation sociale des métropoles aux ci-devant colonies (devenues associées) et son application la plus stricte, ils ont coupé tous les ponts en livrant les masses laborieuses - au nom desquelles on prétend instaurer le socialisme - au bon plaisir du capitalisme « primitif» indigène (ce qui ne serait qu'une faute mineure) et à la toute-puissance d'un Etat totalitaire qui a mis au pas le syndicalisme (crime majeur). La manière dont la décolonisation s'est accomplie n'ouvre pas de perspectives encourageantes. Le «socialisme» dont s'enorgueillissent des dirigeants démagogues n'est que du servage, la rechute dans des formes précapitalistes, donc rétrogrades. Si l'impérialisme soviétique n'existait pas, les pays récemment émancipés auraient, sans doute, trouvé plus facilement leur voie. Mais ,ce qui est le plus grave, c'est l'attitude timorée et discrète de l'immense majorité des socialistes occidentaux, qui hésitent à dire leur fait aux pseudo-socialistes du «Tiers Monde». Il y a cependant des voix qui s'élèvent, soucieuses de mettre le socialisme démocratique d'Occident en face de ses responsabilités. Par exemple, nous lisons sous la plume de Robert Rauscher dans la Zukunft de Vienne 7 : . Si nous nous identifiions aujourd'hui avec le socialisme africain et que nous le couvrissions dans toutes ses actions comme faisant partie de notre mouvement, nous pourrions nous trouver devant une situation où des transformations révolutionnaires renverseraient les « socialistes » actuels comme des despotes ou des dictateurs. En ce cas, non seulement le « socialisme africain», ; mais le socialisme tout court se verrait discrédité en Afrique comme puissance réactionnaire. Si nous acceptons le socialisme africain comme du socialisme, nous n'avons pas de raison de répudier le « socialisme » russe, ou cubain, ou chinois. Ces voix sont jusqu'ici des plus rares. Si elles restaient isolées, le socialisme européen risquerait de perdre tout prestige, voire - ce qui serait plus grave, - sa propre raison d'être. LUCIEN LAURAT.

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