Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

L. LAURAT nisée et éclairée, capable de prendre en main ou du moins de contrôler la gestion d'une propriété que l'on voudrait collective. Au cours de la première décennie de notre siècle, il y eut dans l'Internationale socialiste des controverses passionnées autour du problème colonial. Les colonialistes (le Hollandais Van Kol, les Allemands Bernstein et David) s'opposaient aux anticolonialistes Karl Kautsky et Georges Ledebour. Dans la situation d'alors, ces controverses étaient purement théoriques puisque les socialistes étaient loin de pouvoir contraindre les métropoles à abandonner leurs colonies. Etant donné le rapport des forces d'alors, Kautsky soulignait que « tant que durera la domination du capital, l'idée de l'abandon des colonies ne pourra avoir pour nous que la valeur d'une boussole montrant la direction » 4 • Dans la mesure où les socialistes s'intéressaient à cette question alors refoulée à l'arrière-plan par des soucis majeurs, ils estimaient que l'avènement du socialisme dans les nations les plus avancées mettrait ipso facto un terme à l'oppression et à l'exploitation coloniales. Il n'est pas sans intérêt de citer ici une lettre adressée le 12 septembre 1882 par Engels à Kautsky : A mon avis, les colonies au sens propre, c'est-à-dire les pays occupés par une population européenne, tels le Canada, le Cap, l'Australie, deviendront tous indépendants ; par contre, les pays assujettis, habités par des indigènes : l'Inde, l'Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles devront être provisoirement pris en charge par le prolétariat [Engels sous-entend : par le prolétariat au pouvoir en Europe] et être conduits aussi rapidement que possible vers leur indépendance. Il est difficile de prédire comment se déroulera ce processus. L'Inde fera peut-être une révolution, ce qui est même probable, et comme le prolétariat en train de s'émanciper ne pourra faire de guerres coloniales, il faudrait la laisser faire, ce qui n'irait pas sans quelques destructions, mais cela est inséparable de toute révolution. Cela pourrait se produire aussi, par exemple, en Algérie et en Egypte, et cela serait le mieux pour nous [souligné par Engels]. Nous aurons assez à faire chez nous. Dès que l'Europe et l'Amérique du Nord seront réorganisées, elles disposeront d'une puissance si colossale et donneront un tel exemple que les pays semi-civilisés se mettront d'eux-mêmes à leur remorque en vertu de leurs seuls besoins économiques. Quant aux phases sociales et politiques que ces pays auront à parcourir avant d'arriver à leur tour à l'organisation socialiste, nous ne pourrions aujourd'hui que hasarder des hypothèses assez oiseuses. Une chose, en tout cas, est sîire : le prolétariat victorieux ne pourra imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans saper sa propre victoire. Ce qui n'exclut aucunement des guerres défensives d'espèces diverses 5 • Même ceux des socialistes qui ignoraient ce texte d'Engels (rendu public pour la première 4. K. Kautsky : Sozialismus und Kolonialpolitik (1907), p. 76. 5. Friedrich Engels' Briefwechsel mit Karl Kautsky (édité par Benedikt Kautsky, Vienne 1955), p. 63. Biblioteca Gino Bianco 163 fois par Kautsky en 1907, c'est-à-dire vingt-cinq ans plus tard) professaient très largement de telles vues. Ils estimaient que le succès du socialisme dans les centres industriels du monde permettrait : 1. de donner l'indépendance aux territoires coloniaux ; 2. de leur prodiguer l'aide susceptible d'accélérer leur développement technique et culturel afin de les rendre aptes à devenir maîtres de leur destinée, ce qui impliquait de toute évidence le maintien, voire le resserrement, des liens noués du temps de la domination coloniale. A la collaboration entre le maître et !'asservi, devait se substituer la coopération sur un pied d'égalité sur le plan humain, mais selon une hiérarchie indispensable sur le plan technique et économique. Ces idées assez générales d'il y a un demisiècle ont pu se concrétiser depuis à la lumière de l'expérience et en fonction de l'évolution de l'économie occidentale. Après les décevants et désastreux accès d'autarcie de 1930-39, le monde occidental s'est engagé, dès le lendemain de la dernière guerre, dans une politique de désarmement douanier dont l' cc Europe des Six » et la « zone de libreéchange » sont les exemples les plus frappants, exemples aux résultats les plus concluants. Le monde entier, à l'exception des pays asservis par Moscou, recherche la consolidation et la fusion des entités économiques nationales devenues trop étroites face a\L"e{xigences techniques de l'époque. C'est le moment qu'ont choisi certains pays qui viennent d'obtenir leur indépendance pour se couper, au contraire, de ce marché mondial de plus en plus ouvert en tentant d'organiser leur économie nationale sur des bases quasi autarciques. Qu'ils mettent un point d'honneur à affirmer leur indépendance nationale, cela se comprend en tant que réaction contre leur passé récent. Mais qu'ils aspirent à une indépendance économique absurde et anachronique, et qu'ils la proclament au ngm d'un cc socialisme » qu'ils se targuent d'instaurer, cela passe l'entendement 6 • AFIN DE DEVENIR MÛRS pour le socialisme que leurs dirigeants prétendent immédiatement réalisable, ces pays ont avant tout besoin de développer leurs forces productives, donc de s'industrialiser. Ils se rendent d'ailleurs compte de cette nécessité, d'où leur admiration pour !'U.R.S.S. : la propagande soviétique les induit à croire que les méthodes étatiques sont plus efficacesque les autres pour une industrialisation rapide. Pour eux, l'industrialisation n'est pas la condition préalable du socialisme ; elle est à leurs yeux synonyme de socialisme et d'indépendance nationale. Ils n'ont pas encore compris que plus un pays progresse dans la voie de l'industrialisation, plus il devient dépendant des autres pays industriels. 6. Il est vrai que la plupart des ex-colonies françaises de l'Afrique dite noire, et surtout Madagascar, ont une attitude infiniment plus raisonnable que l'Afrique du Nord.

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