Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

158 témoignent assez de l'importance primordiale que celui-ci attribuait à sa création œcuménique : depuis 1914, il était obsédé par la conviction de remplir une tâche inséparable de sa vocation en scindant l'Internationale ouvrière socialiste pour fonder l'Internationale communiste. La part qu'il a prise aux quatre congrès de cette jeune organisation prouve combien elle lui tenait à cœur 28 et ce serait ne rien comprendre à sa pensée profonde que de supposer une désaffection de sa part envers elle à l'occasion d'une conjoncture quelconque de politique intérieure ou extérieure. Staline a «épuré » les partis communistes nationaux par des procédés analogues aux épurations de son parti, avec moins d'effusions de sang pour des raisons indépendantes de sa volonté 29 , il en a fait des appendices des services secrets de l'Etat soviétique et, à son heure, il a supprimé la 3e Internationale d'un trait de plume, assuré que les sections domestiquées continueraient de servir ses manœuvres diplomatico-stratégiques sur l'échiquier de la politique internationale. Sous ce rapport également, le stalinisme qui dure toujours est en contradiction flagrante avec le léninisme. En apparence, une certaine continuité relie le stalinisme au léninisme en matière de colonialisme, si l'on considère avec de Gaulle que« l'empire soviétique est la plus grande et la dernière puissance coloniale de ce temps » (déclaration du 24 juillet 1964). Lénine, théoricien et champion du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes « jusques et y compris le séparatisme», a certainement agi à l'encontre de ses principes et de ses promesses d'Octobre en se faisant rassembleur de terres par la force des armes pour reconstituer l'Empire de Russie en voie de dislocation. Il n'entendait pas cependant soumettre les nations allogènes au chauvinisme grand-russe qu'il a vertement dénoncé lors de son conflit avec Staline au sujet de la Géorgie 30 • Il a manifesté indubitablement ses intentions de respecter le développement autonome des nationalités incorporées à la Fédération soviétique, et l'on est en droit de croire à une évolution de sa politique centralisatrice dans un sens relativement libéral sur ce plan comme dans l'ordre de la nep. Savoir si, à la faveur de circonstances imprévisibles en son temps, il eût osé réduire en servitude les pays voisins occupés par ses troupes, est un thème à conjectures. Quant à Staline, il a maté par le fer 28. En éditant le recueil : V. I. Lénine, Sur le mouvement ouvrier et communiste international, Moscou, Gosizdat, 1958, les successeurs de Staline se sont permis de supprimer les thèses, rapports et discours de Lénine aux deuxième, troisième et quatrième congrès de l'Internationale communiste, ainsi que des articles et divers écrits répondant au titre du recueil. En quoi Khrouchtchev et son entourage se montrent, sur ce point essentiel, adeptes convaincus du stalinisme. 29. Cf. Branko Lazitch : Le massacre du Comintern, suivi de : Commentaires sur le massacre, par B. Souvarine, à paraître dans un prochain numéro de la présente revue. 30. Cf. parmi les derniers écrits de Lénine considérés comme testamentaires par ses proches : Sur la question des nationalités et sur « l'autonomisation », in Œuvres, t. XXXVI, 4 e éd., Moscou 1957. Bib-liotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL et par le feu les minorités ethniques mécontentes, il a annexé des territoires peuplés de millions d'habitants contre leur gré, il a colonisé les nations captives subjuguées à l'état de satellites, en sorte qu'effectivement «l'empir~ soviétique est la plus grande et la dernière puissance coloniale de ce temps», conséquence d'une expansion accomplie sous le drapeau de l'anti-impérialisme. A l'actif ou au passif du stalinisme, selon le point de vue, c'est une réalisation impressionnante qui ne figure nullement dans la doctrine, sauf à la déguiser effrontément en union volontaire, et que refusent d'abandonner les héritiers de Staline. On comprend que la «coexistence pacifique des pays à systèmes sociaux différents », autre fiction de Staline pour garantir la stabilité de ses conquêtes tout en poursuivant la « guerre froide », ne soit pas répudiée davantage. Staline n'enrichissait pas précisément la tactique communiste en parlant de « cohabitation pacifique » et de « coexistence pacifique », se bornant à enrichir la phraséologie de la propagande et à expliciter une situation de fait qui date de Lénine 31 , formulant aussi une ligne de conduite que le président John Kennedy a fort bien déchiffrée en la traduisant par « tout ce qui est à nous reste à nous, tout ce qui vous appartient est négociable ». Ainsi comprise, la coexistence pacifique, synonyme de guerre froide, consiste à conserver toutes les acquisitions et tous les avantages possibles sans cesser d'exercer de tous côtés le maximum de pressions, demanœuvres, d'intrigues, d'infiltrations, de corruptions, de subversions, pour préparer le terrain à de nouvelles avances du communisme aussitôt que les péripéties de la conjoncture internationale en révéleront l'occasion propice, pourvu qu'elle n'implique aucun risque de guerre nucléaire équivalant à un suicide. 11 faut convenir que cette astuce du stalinisme découle en droite ligne du léninisme et par suite ne détonne pas dans le marxismeléninisme des épigones. En définitive, le mélange incohérent de théories reçues et d'improvisations pratiques, compliqué de distorsions doctrinales et de zigzags empiriques, mixture de dogmatisme et d'opportunisme composant le stalinisme, ne se laisse guère appréhender qu'à son achèvement, d'ailleurs approximatif ou douteux, Staline n'ayant pas dit son dernier mot quand 'la mort est venue le surprendre en pleins préparatifs de dépeuplement racial et de nouvelles épurations meurtrières. Il a pourtant légué un mode de gouvernement mono-- lithique et une combinaison de préceptes utilitaires dont ses continuateurs tirent grand profit et qui résistent aux épreuves de l'histoire contempo- ' 31. Staline a employé ces expressions dès 1925 au XIVe Congrès du P.C. soviétique et en 1927 au congrès suivant. Il les a réitérées le 9 septembre 1927 (Conversation avec la première délégation ouvrière américaine), puis le 1er mars 1936 (Interview avec M. Roy Howard), puis le 31 mars 1952 (Réponses aux journalistes américains), enfin le 21 décembre 1952 (Réponses à M. James Reston). Cf. également François Houtisse : La Coexistence pacifique, Paris 1953.

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