Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

B. SOUV ARINE patience ses collègues en égaux, s'efforçant de les inciter à s'instruire et à raisonner par eux-mêmes. A l'opposite, Staline exigeait de son entourage terrorisé, auquel une multitude de courtisans faisaient écho de proche en proche, des louanges démesurées qui le magnifiaient comme l'incarnation de toute science, de toute sagesse, de tous les talents et de toutes les vertus, bref comme génie universel. Desservant par personnes interposées son propre culte, quitte à y mettre la main en certains cas pour ajouter des superlatifs à sa glorification factice, il a réalisé une performance réellement sans précédent en ordonnant de récrire à sa façon l'histoire du Parti, puis celle de la Russie, de refaire les encyclopédies, les dictionnaires et les manuels scolaires afin de les adapter à sa légende, ce qui n'allait pas sans expurgation générale des bibliothèques et pilonnage de livres par millions d'exemplaires. Une entreprise aussi démentielle n'a pu survivre à son auteur, encore qu'elle ait frappé d'une sinistre empr~inte la vie soviétique et le communisme international, mais il en reste la pratique éhontée des pires falsifications historiques et un certain culte du chef unique dans le stalinisme posthume 23 • On n'imagine pas Lénine, féru de socialisme « scientifique », tripatouillant l'histoire pour se faire indûment valoir ni truquant les statistiques comme le font couramment ses disciples en marxismeléninisme. A mesure qu'il expulsait du Parti, donc des principaux cadres de l'Etat, avant de les rayer du nombre des vivants, les hommes représentatifs porteurs des principes qui animaient le socialisme des pères fondateurs, Staline élucubrait en pratique une variété de national-socialisme ou, si l'on préfère, de national-bolchévisme, dans laquelle le nationalisme « soviétique », artificiellement exacerbé jusqu'au chauvinisme, ne coexistait sur le papier qu'avec une vague utopie socialiste à venir et tenant lieu d'ornementation idéologique à des moyens politico-policiers atroces. Son règne absolutiste camoufléd'une Constitution « la plus démocratique du monde » et mensongère d'un bout à l'autre s'accompagne d'un obscurantisme spécifique à terminologie lourdement pédante qui ne convainc qu'une partie de la jeunesse inculte, mais il ne dure que par une technique inquisitoriale usant de tortures moyenâgeuses en sus de la peine de mort avec ou sans prétexte. Le nationalsocialisme stalinien, tant par son évolution logique interne que sous l'effet de sa politique étrangère, en arrive à s'apparenter avec le national-socialisme hitlérien par hostilité foncière aux démocraties bourgeoises et, à son exemple, découvrira même un « problème juif» exigeant aussi une « solution définitive ». Peu à peu la judéophobie personnelle de Staline manifestée déjà dans les luttes intestines du Parti se systématise en persécutions collectives croissantes, en mesures annonciatrices du pogrome final dont le faux complot des méde23. Ecrit deux mois avant la chute de N. Khrouchtchev. Biblioteca Gino Bianco 157 cins du Kremlin, assassins imaginaires« en blouse blanche », devait donner le signal 24 • La mort seule a empêché Staline de déporter la minorité juive vers les bagnes exterminateurs de la Sibérie polaire, mais sur ce chapitre encore, les séquelles du nazisme subsistent sous forme de pratiques discriminatoires dans le stalinisme de nos jours. De même que le racisme soviétique se dissimule derrière la façade constitutionnelle de l'égalité ethnique et de la liberté religieuse, la plupart des réalités communistes se cachent sous les fictions de la théorie et de la propagande. Le catalogue des fictions et la chronique des réalités équivaudraient à une histoire véridique du Parti, de l'Union soviétique et de l'Internationale communiste, tâche immense que ne facilite pas le secret rigoureux observé à Moscou sur les ressorts déterminants de cette histoire 25 • Les archives révélatrices restent sous le boisseau, les dossiers des « procès en sorcellerie » sont lettre close, les écrits des victimes ne sortent pas des coffres ; même les papiers de Lénine sont passés au crible et quant à ceux de Staline ainsi que de ses complices, il n'est pas question de les mettre au jour. Des vérités parcellaires ont été dites par Khrouchtchev au xxe Congrès du Parti, par ses collaborateurs et auxiliaires au XXIIe Congrès, mais elles n'offrent qu'une fraction infime de la vérité historique vue dans son ampleur. Trente ans après l'assassinat de Kirov, on attend encore les résultats de l'enquête annoncée en 1956 par Khrouchtchev. Pour la première fois dans une publication de Moscou en 1964, un général soviétique a pu, écrivant des souvenirs, faire une discrète allusion aux sévices qu'il a endurés lors de ses interrogatoires 26 • On pourrait accumuler les exemples pour montrer combien le stalinisme en action est encore méconnu et trop peu documenté, malgré une trouvaille aussi précieuse que celle d'un fragment des archives de Smolensk 27 • L'attitude des successeurs de Staline à cet égard ne dément pas la persistance du stalinisme dans le marxisme-léninisme qui se flatte de remonter aux sources. Il n'est évidemment nul besoin de références écrites ou imprimées pour constater la rupture de Staline avec le léninisme quand il a domestiqué d'abord, dissout ensuite proprio motu la 3 e Internationale. La vie et l'œuvre de Lénine 24. Cf. Un Caligula à Moscou. Le cas pathologique de Staline, suivi du Grand secret du Kremlin, in « B.E.I.P.I., Bulletin de l'Association d'Etudes et d'Informations politiques internationales ,,, n° 98 (supplément), Paris, 16 novembre 1953. Un Caligula au Kremlin, in « B.E.I.P.I. », n° 102, Paris, 16 janvier 1954. Le cas pathologique de Staline. Khrouchtchev confirme le B.E.I.P.J. et persiste da11sle stalinisme, in « Est et Ouest », n° 149, Paris, 1 <'r avril 1956. 25. En attendant, cf. Leonard Schapiro : The Com1111misc Party of the Soviet Unio,i, Londres 1960. 26. Général A. V. Gorbatov : Les années et les guc,-res in Novy Mir, n° 4, Moscou 1964. 27. Cf. Un document sans prüédem sur le régime soviétique, par S. Voline, in• B.E.I.P.I. », n° 134, Paris, 1rr juillet 1955. Et Merle Fainsod : Smolensk under Soviet Rule. Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1958.

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