B. SOUVARINE chassés des usines et des chantiers, d'intellectuels éliminés de l'UDiversité, des éditions et de la presse, de techniciens et d'ecclésiastiques. Le désordre économique, les pénuries alimentaires, la raréfaction des biens de consommation engendrent le déclin de la production, l'instabilité de la main-d' œuvre, les crises de toutes sortes, et Staline n'hésite pas à édicter des mesures draconiennes pour rétablir une discipline de fer dans le travail, réprimer les négligences et les chapardages : une série de décrets instituera la peine de mort prononcée par voie administrative comme« mesure suprême de défense:sociale». Jamais et nulle part la peine de mort n'avait été infligée à tout propos et hors de propos aux prolétaires sous prétexte d'infractions aux règlements, de responsabilité dans les accidents, d'atteintes à la propriété étatique, etc., comme dans cette «patrie des travailleurs » sous la « dictature du prolétariat » où Staline estima en 1936 que «la victoire totale du système socialiste dans toutes les sphères de l'économie nationale est maintenant un fait acquis » et que « la première phase du .communisme, le socialisme, est déjà réalisée chez nous dans l'ensemble »17 • Sur ce point, l'innovation due à Staline caractérise fortement le stalinisme. Les bolchéviks s'étaient prononcés à maintes reprises, avec tous les socialistes de l'Internationale ouvrière, contre la peine de mort, et pas seulement en matière politique. Ils l'ont rétablie, supprimée, rétablie encore sous Lénine à titre temporaire, l'ont maintenue enfin très au-delà des circonstances exceptionnelles qui leur tenaient lieu de motivation, sinon de justification, mais les abus indescriptibles qui en seront commis sous Staline impriment une marque indélébile de tragédie fantastique aux plus sombres annales de la Russie. Aucune statistique ne rend compte des funèbres effets de cette législation inique ni des hécatombes résultant de l'initiative policière débridée, couramment exercée hors de toute disposition légale; l'incidence s'en fit néanmoins sentir sur les courbes démographiques lors du recensement général de 1937, révisé en 1939. Les décrets promulgués de 1927 à 1934, signés de hauts fonctionnaires mais dictés par Staline, ont livré tous les sujets soviétiques à l'arbitraire gouvernemental et policier dans le silence et le secret sans aucun recours possible. Le «règlement sur les crimes d'Etat contrerévolutionnaires et les crimes particulièrement dangereux contre l'ordre établi», sorte de loi récapitulative adoptée en février 1927, comprend vingt-sept paragraphes sur lesquels dix-neuf prévoient la peine de mort. Faute de la moindre garantie juridico-légale, n'importe qui peut subir la peine de mort pour n'importe quoi, dans l'impossibilité totale de se défendre, de citer des témoins, de faire appel à de vrais juges, à un 17. Dans son rapport • Sur le projet de Constitution de l'U.R.S.S. • au VIIIe Congrès des soviets, 25 novembre 1936. In I. Staline : Questiom du léninisme (en russe), I 1 e édition, a.l., 1953. Biblioteca Gino Bianco 1SS avocat ou à l'opinion publique. Le décret de 1931 sur la discipline dans les transports punit éventuellement de mort la moindre erreur ou faute professionnelle. Celui de 1932, visant surtout les cheminots et les marins, les paysans et les ouvriers indigents coupables de dérober quelque nourriture, applique la peine de mort pour de simples délits de vol. Celui de 1934 qui réprime la« trahison de la patrie» va jusqu'à punir de mort toute tentative de quitter le territoire et codifie la pratique abominable des otages en châtiant de peines sévères (de cinq à dix ans de prison) tous les parents adultes d'un condamné, fût-il innocent. Celui de 1935, enfin, étend aux individus mineurs, à partir de l'âge de douze ans, l'application de tous les textes antérieurs sur la peine de mort pour vol, indiscipline au travail ou pseudotrahison de la patrie - décret sans précédent connu dans aucun pays sous aucune dictature 18 • Le décret de 1934 qui prétend viser la « trahison de la patrie » correspondait à une cynique volte-face de Staline en politique extérieure, déterminée par l'avènement de Hitler au pouvoir. Pendant des années, les penseurs attitrés du Parti avaient pronostiqué l'imminence d'une guerre «impérialiste » menée par la France et l'Angleterre contre l'Union soviétique. La seule agression que Staline, ni Trotski, ni Boukharine ne prédirent jamais était celle de l'Allemagne. Le danger allemand n'apparut soudain qu'avec le national-socialisme triomphant et Staline, ne rougissant d'aucune palinodie, se rapprocha en hâte de la France et de l'Angleterre «impérialistes », adhéra à la Société des Nations (qu'il qualifiait la veille de Ligue des Brigands), décréta la nécessité d'un «front unique » entre communistes et socialistes, tout en multipliant les avances à Hitler et à Mussolini sans souci des traitements infligés aux communistes d'Allemagne et d'Italie par le nazisme et le fascisme. Dans ses répressions et s,ar(glantes « épurations » chroniques aux multiples mobiles, une idée fixe se dessine avec continuité, celle d'une entente avec l'ennemi potentiel le plus redoutable, avec la puissance hitlérienne. C'est là une explication majeure, entre autres, de son acharnement à exterminer les cadres traditionnels du Parti et de l'Etat fondés par Lénine, les «vieux bolchéviks », les militaires et les diplomates engagés depuis toujours dans une politique extérieure hostile à l'impérialisme, donc apparentée au socialisme démocratique malgré l'opposition du bolchévisme au réformisme. Indifférent à l'idéologie, préoccupé exclusivement des rapports de forces, Staline s'adonnait patiemment à détourner vers l'Ouest les hostilités menaçantes, escomptant l'épuisement des nations en guerre 18. Loi de 1927, lzvcstia du 27 février; décret de 1931, lzvestia du 25 janvier ; décret de 1932, l:::vestia du 8 aoOt ; décret de 1934, lzvestia du 9 juin ; décret de 1935, Izvestia du 8 avril. Cf. La Peine de mort en U.R.S.S. Textes et documents. Paris 1936. (Brochure composée et rédigée par B. Souvarine, reproduite en majeure partie in Comrat social, Paris, janvier 1963.)
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