146 Gorki, je lui en fis la remarque. Mais cela n'eut sur lui aucun effet. Sa répulsion pour les paysans, selon lui « anarchisés » par la guerre et rendus plus cupides encore par le partage des terres, était si forte qu'il ne fut pas possible de l'ébranler. Or là est la clé d'une question lancinante restée incompréhensible aux admirateurs de Gorki, à savoir son attitude envers la collectivisation forcée, assortie d'une cruauté asiatique qui glace le sang dans les veines. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette opération barbare a très bien pu ne pas avoir grand effet sur Gorki. Haïssant le moujik, il a pu voir, disons même qu'il a certainement vu dans les mesures de Staline un moyen de préserver la culture contre la bête de l' Apocalypse surgie des entrailles de la Russie sauvage. Sur ce point, les conceptions de Gorki ne se sont pas adaptées à celles de Staline : les unes et les autres se sont tout bonnement rencontrées. La nécessité de se prémunir contre le moujik était une idée que Gorki m'avait déjà exprimée en 1915-16 et, à l'époque, nul ne pouvait prévoir ce qui s'est passé ensuite. J'AI PARLÉ jusqu'ici des conceptions sociopolitiques de Gorki. Je voudrais maintenant m'arrêter sur certains traits de son caractère. Gorki était extrêmement intéressant en petit comité. Quand son interlocuteur lui était sympathique, Gorki s'animait, évoquait des tas de souvenirs, racontait de belles légendes typiques ou faisait le portrait de tel ou tel personnage. Mais dès qu'il se trouvait en compagnie plus nombreuse, voire de six ou sept interlocuteurs, il se repliait sur lui-même, gardait le silence et n'en sortait que pour jeter de temps à autre quelque réflexion sous forme d'aphorisme qu'il ne se donnait jamais la peine de développer ni de démontrer. Devant un petit auditoire, Gorki était maître de lui ; dès que l'assistance était plus nombreuse, il perdait pied, s'empêtrait et se troublait. Je ne l'ai jamais vu prendre la parole devant de grandes assemblées populaires. Connaissant ce trait de · caractère, je comprends pourquoi les comptes rendus des discours qu'il prononça après son retour en Russie, en 1928, étaient si désespérément vides. Autre trait singulier chez lui, sa tendance à larmoyer qui jurait avec son caractère nullement porté à 1~ sentimentalité. Une fois, en visite chez nous, en 1915, il nous raconta que les soldats russes devaient se lancer à l'assaut des tranchées allemandes sans avoir de cisailles pour couper les barbelés. Je ne garantis pas que les choses se passaient ainsi, mais quand Gorki nous parla de ces attaques au cours desquelles les soldats russes, obligés d'enjamber l~s barbelés, y restaient accrochés, il ne put retenir ses larmes. Ce récit nous impressionna beaucoup, ma femme et moi. Gorki essuya ses larmes et se tut. Nous fîmes de même. Après ce que nous venions d'entendre, nous BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL n'avions plus envie de parler d'autre chose. Deux jours après, Gorki revint nous voir. Nous n'étions pas seuls. Le professeur Tarassévitch et son frère se trouvaient là. Comme la conversation roulait sur la guerre, Gorki refit son récit et de nouveau il versa des larmes. Il va sans dire que larmes et récit impressionnèrent vivement les frères Tarassévitch. Ma femme et moi y fûmes moins sensibles. Trois semaines plus tard, à Pétersbourg où je m'étais rendu, j'allai un soir chez Gorki. A table, pour le dîner, il y avait, en dehors de la famille de Gorki, quatre autres personnes. Gorki reparla des soldats agonisant sur les barbelés, et de nouveau il versa des larmes. J'avoue que, cette fois, le récit de Gorki me fit une impression plutôt pénible. Certains artistes qui ont le «feu sacré » se mettent si bien dans la peau de leur personnage que, sur scène, ils sont capables de pleurer pour de bon sans le moindre effort, pour ainsi dire sur commande. Gorki était-il un artiste de ce genre? Tous ceux qui, plus tard, dans les années 192834, eurent l'occasion de voir Gorki, rapportent qu'il avait la larme facile, qu'elle venait comme sur commande et pour les motifs les plus divers. Visitant en compagnie de Iagoda, chef du Guépéou, les chantiers du canal de la mer Blanche, il pleura à chaudes larmes en écoutant les explications que lui donnait Iagoda: sur ce canal, œuvre de condamnés aux travaux forcés, s'accomplissait la «refonte morale » de ceux qui, « par hostilité », avaient osé d'une manière ou d'une autre enfreindre les lois. Il me serait pénible de croire que les larmes de Gorki n'étaient qu'un jeu de physionomie, une feinte, ou du cabotinage ; néanmoins, je ne puis non plus les expliquer par un accès de sentimentalité ou par la prétendue sensibilité de Gorki. Un homme sensible n'aurait pas eu sa place, de 1928 à 1934, auprès de Staline. Autre trait de caractère de Gorki, certes d'un tout autre genre, mais qui m'a bien des fois laissé perplexe. Gorki parlait un jour d'un « ouvrier », un certain Vilonov, qui suivait les cours ·de l'« 'université » fondée par lui à Capri et destinée à former des révolutionnaires venant des milieux ouvriers. Je m'étais beaucoup intéressé à ce Vilonov : en 1902-1903, à Kiev, il avait été mon élève dans un cercle clandestin où je faisais de la propagande. Par ses discussions sempiternelles, il m'avait souvent mis hors de moi. En désaccord avec Gorki et les autres professeurs de l'université (Bogdanov, Lounatcharski, Alexinski), Vilonov, qui était toujours prêt à chercher noise aux intellectuels (il les détestait), après quelques séances orageuses, se rendit à Paris auprès de Lénine qui l'accueillit à bras ouverts. Je dem1ndai à Gorki pourquoi Vilonov était parti et pour quel motif il avait fait, sembh:it-il, un gros scandale. Gorki m'écouta, les yeux tournés vers la fenêtre, et ne répondit pas. Supposant qu'il n'avait pfl.s entendu, je réitérai ma question. Gorki continua à garder le silence. Je
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