N. VALENT/NOV quand, sur l'ordre de Staline et Jdanov, la haine de la culture européenne fut présentée comme le devoir de tous les citoyens soviétiques et lorsqu'il fut ordonné d' « épurer » la littérature, le théâtre, la musique, la peinture, l'histoire, la philosophie, la biologie, la linguistique et en général la science et la vie de tout ce qui était rageusement qualifié de « servilité envers l'Occident ». Fort heureusement pour Gorki, il ne vit pas cette triste époque. Il mourut en 1936. En 1938, au procès de Moscou qui eut pour épilogue l'exécution des derniers représentants de la vieille garde léniniste, le fameux Vychinski déclara que Gorki avait été assassiné par les médecins sur l'ordre de Trotski, Rykov, Boukharine et Iagoda, alors chef du Guépéou. L'« européanisme» de Gorki revêtait un aspect sur lequel il convient de s'arrêter. Une fois, en 1915, arrivant de Pétersbourg à Moscou, Gorki me dit par téléphone : « Attendez-moi pour déjeuner. Je ne serai pas seul. J'amènerai un petit type. Qui? Je ne vous le dirai pas. Vous verrez bien. Un petit type très intéressant. Non, intéressant n'est pas le mot, mais utile. S'il ne vous plaît pas, vous n'aurez qu'à le dire. » Le petit bonhomme de moujik que Gorki amena n'était autre que le romancier Siméon Podiatchev. C'était en effet un paysan qui habitait dans le district de Dmitrovo, pas très loin de Moscou. En 1916, grâce au concours de Gorki, auquel il envoyait, à Capri, ses premiers essais littéraires, il réussit à publier· deux livres de récits consacrés à la vie rurale. Pour lui, c'était l'enfer : assassinats, incendies, vols, vengeance, rixes, ivrognerie générale, débauche, ignorance crasse, cruauté, cupidité. Pas le moindre rayon de lumière ne filtrait dans cet affreux monde rural en pleine léthargie et sans espoir ! Je protestai. Une image aussi tendancieuse et déformée était inadmissible. La réponse de Gorki est pour moi inoubliable : Ce n'est point la faute du miroir si la gueule est de travers. Le tableau brossé par Podiatchev n'est pas une œuvre littéraire, mais un reportage, une photographie, une documentation d'une portée sociale considérable. Au lieu des saints Vias, Akim, des Platon Karataïev de la littérature populiste et de Léon Tolstoï, Podiatchev nous peint un moujik authentique, vivant, nullement idéalisé et sans fard. Il continue les révélations dont Les Moujiks de Tchékhov et La Campagne de Bounine ont donné un avant-goftt. Podiatchev met les points sur les i. C'est son mérite. Grâce à lui, nous connaissons mieux la bête humaine qui vit dans les campagnes russes. Gorki détestait les paysans. Ce disant, je définis très exactement ses sentiments. Il n'y a pas, à ma connaissance, d'autre écrivain russe qui, abandonnant son admiration pour « le sens de la mesure soumis à l'intellect », se laissât aller sans aucune retenue à des sentiments de haine et d'amour aussi profondément et aussi violemment opposés. « Qui ne sait haïr, ne peut aimer sincèrement. » C'était son refrain. Il le fait ressasser Biblioteca Gino Bianco 145 par Nakhodka, un personnage de La Mère. Et s'il parlait avec mépris du paysan européen, qu'il tenait pour un petit bourgeois antisocial, ladre et sentant la punaise, nous n'avons jamais entendu de sa bouche que des paroles de haine à l'égard du moujik. Il aimait la ville, en qui il voyait en puissance les piliers de la raison et de la justice sociale. Il détestait la campagne. A ses yeux, elle était le réservoir de toutes les horreurs. Il ne tenait aucun compte des conditions historiques qui avaient fait du moujik un être monstrueux et dénaturé. Son comportement injuste à l'égard du paysan était choquant. Nos discussions sur ce point rebondissaient sans cesse. Quand Gorki prétendait que la Russie était à la fois l'Asie infâme et l'Orient sordide, il visait surtout la campagne. Dans son article « Deux âmes », il soutenait qu'il fallait voir dans « le fait que la campagne illettrée l'emporte d'une manière écrasante sur la ville - à quoi vient s'ajouter l'individualisme zoologique des paysans - et dans l'absence totale chez eux d'instinct social, le principal obstacle qui barre à la Russie la voie de l'européanisation et de la culture». Gorki ne se contentait pas de détester les paysans. Il les craignait. Parfois la hantise le poursuivait que cette masse de cent millions d'êtres frustes, sauvages, cruels, ignorants, sortirait un jour de sa passivité, couvrirait le pays, étranglerait la ville et, en fin de compte, installerait sur le trône un Pougatchev ou un Stenka Razine. Ces deux atamans de moujiks lui étaient odieux et il n'avait que sarcasmes pour le portrait idéalisé que les bolchéviks en faisaient. Un coup d'œil rétrospectif nous permettra de juger de la « paysanophobie » de Gorki. Nous savons aujourd'hui que c'est la « ville révolutionnaire », incarnation, selon Gorki, de la culture et des instincts sociaux, qui, pendant la révolution, a montré une cruauté féroce et asiatique, et non le moujik. En 1917-18, la campagne a chassé les gJands propriétaires, pillé et incendié leurs dJmeures (elle en a beaucoup épargné), mais l'assassinat des grands propriétaires n'a pas revêtu un caractère de masse. En beaucoup d'endroits, après l'avoir délogé, les moujiks ont même laissé au propriétaire foncier un lopin de terre « pour se nourrir ». Ce n'est que plus tard, en 1922-23, et uniquement sur l'injonction de la ville, que les derniers ci-devant propriétaires terriens furent chassés de chez eux. En 1917, beaucoup étaient convaincus qu'il serait insensé de s'en remettre à l'initiative individuelle pour le partage des terres : les moujiks, selon les dires de Podiatchev et l'opinion de Gorki, étaient capables de tuer leur voisin pour une poule volée et s'entr'égorgeraient lors du partage. Il n'en fut rien. En 1917-18, le passage de plusieurs centaines de millions d'hectares aux mains des paysans s'effectua dans un calme surprenant, avec un nombre infime de heurts entre les . intéressés. En 1918, lors de ma dernière entrevue avec r
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