144 · elle était folle et avait très mal fini». « Permettezmoi, ajoutait-il, de ne pas croire aux prédictions que Cassandre vous a soufflées. » Gorki m'expliquait que la froideur ironique avec laquelle le Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, après avoir entendu la lecture des th~ses de Léfl:in~, avait ac~ueilli ses appels anarchistes prouvait a quel pomt la conscience politique s'était développée dans le peuple. J~geant inutile ~'engag~r là-d~ssus une polémique avec _Gorki,c,equi _n'aurait pu que l'irriter davantage, Je ne repond1s pas à sa lettre. Au cours d'W:e ~ntrevue que _j'eus avec lui quelque t~mps apres, Je ne soulevai pas non plus la question, me bornant à lui demander s'il avait rencontré Lénine après son retour à Pétersbourg. G?rki ,m.e répo~dit : « Je n'ai pas vu une seule fois ~enme et Je ne me propose pas de le :voir.» Gorki ne se rendit auprès de lui qu'à la fin de 1918, quand, blessé par les balles de Dora Kaplan Lénine était étendu sur son lit. Plus tard, dan~ l,e portrait qu'il fit ,de Lénine en 1924, Gorki ecnra : cc De 1917 a 1921, mes rapports avec Lé~ine furent loin d'être ce que j'aurais voulu qu'ils fussent. » Et il ajoutait d'un air significatif : cc Ils ne pouvaient être différents. » A la fin de 1921, Gorki, atteint d'hémophtisie, quitta de nouveau la Russie pour l'Italie où il allait rester sept ans et demi; or c'est Lénine qui, en août 1921 d~ns une lettre à Gorki, insista pour qu'il s'e~ aille : cc En Europe, dans un bon sanatorium . ' vous pourrez vous soigner et abattre trois fois p~us ~'ouv!age. Çui, o?i ! Chez nous, il n'y a n1 soins ru travail, mais du vent, rien que du vent. ·Partez. » DANS SA SOIXANTIÈME ANNÉE, en 1928, Gorki revint en Russie pour quelques mois, et en 1932 il s'y installa définitivement. Son cc européanisme » n'était plus de saison à l'époque des plans quinquennaux. S'adaptant à l'état de choses créé par Staline, alors qu'il n'avait pas voulu. se faire à la vie infiniment plus douce et plus hbre du temps de Lénine, Gorki dut dissi- ~uler et dénaturer bien des aspects de sa conception du monde. Pas un instant il ne renonça à influer sur le dével?ppement culturel du pays, notamment sur la litterature, cette emprise sur l'âme du peuple revêtant à ses yeux une import~n~e e~cept~onnell~.En même temps, les grandes reahsat1ons mdustrielles et l'atmosphère d'activité fébrile qui les entourait en imposaient au chantre du travail. A cet égard, le discours qu'il prononça en 1928, lors d'une réunion organisée en son honneur par le soviet de Tiflis, est très caractéristique : Si j'étais un critique et si j'écrivais un livre sur Maxime Gorki, je dirais que !'écrivain que vous fêtez avec tant d'excès fut le premier, dans les lettres russes, à comprendre l'immense portée du travail, créateur de ce qui a le plus de prix, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est grand ici-bas. Biblioteca Gino Bian·co LE CONTRAT SOCIAL Pour faire l'apologie de la grandeur du travail, deux revues dirigées par Gorki virent le jour : L'U.R.S.S. en construction (avec Piatakov comme rédacteur en chef) et Nos accomplissements. Emballé par ces revues, Gorki pouvait fermer les yeux sur les conditions atroces et le mépris de la vie humaine qui permettaient ces résultats techniques. Mais il ne. les ignorait pas. Et le désir de substituer, dans la mesure du possible, l'esprit européen à l'asiatisme continuait de l'animer. En janvier 1930, se trouvant à Capri, il m'écrivait à Paris : Ne pourriez-vous écrire pour la revue Nos accomplissements quelques aperçus de la vie courante à Paris et en France? Nous avons l'intention d'ouvrir une rubrique qui aura pour titre : <c Au-delà des frontières ». Il serait très utile que nos lecteurs puissent se rendre compte comment et de quoi vivent l'ouvrier, le petit employé, la femme, les jeunes, etc. Je répondis à Gorki que je consacrerais un article aux conditions d'existence et de travail de l'ouvrier français, à la rétribution de son labeur, à sa manière de se vêtir et de se nourrir, au prix qu'il paie son logement, à son intérieur, etc. Deux jours après, réponse de Gorki: << C'est justement ce dont on a besoin » et, pour cette raison, c< je vous prie instamment d'écrire ce papier». Un peu plus tard, me pressant d'envoyer mon article, Gorki ajoutait : . Des tableaux de la vie en Europe ont pour nous une importance extrême. Notre existence est dure, malsaine, recouverte de limon asiatique. Il faut la purifier et la re-purifier. La connaissance de l'Europe et de la vie européenne peuvent aider à la corriger. Ainsi parlait Gorki en 1930. Mais d'année en armé~, l'idée de « corriger » l'~sie par l'Europe, de faire quelques emprunts utiles cc à la manière de vivre» de l'Occident paraissait aux maîtres du Kremlin de plus en plus blâmable, suspecte et n~faste. Le chauvinisme s'implanta : tous les biens de la terre existaient déjà dans le pays du despote oriental, le génial Staline. Emboîtant le pas à. cette évolution, Maxime Gorki, à la grande surprise de ceux qui le connaissaient, coiffa la ~alotte tatare dans laquelle il avait toujours vu Jusqu'àlors le symbole de l'Orient, tout aussi répugnant pour lui qu'un cc gâteau aux carottes ». Il me souvient qu'une fois Gorki me dit : Le rejet de la culture européenne peut prendre des aspects en apparence insignifiants. Le réactionnaire Constantin Léontiev, par exemple, insistait auprès des Turcs, des Tatars et des peuples balkaniques pour qu:~ls n'aba,ndo1;11ent pas le fez ou la calotte et pour qu ils ne s !1ab11lent pas à l'européenne. Il estimait, non sans ,raison, que sous le fez ou la calotte l'esprit as~atique se maintiendrait plus longtemps dans les cranes. ( Est-il besoin de dire que les survivances, même édulcorées, de l'européanisme de Gorki furent regardées comme une infâme conception de saboteur et d'espion dans les années 1946-48
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