N. VALENT/NOV Tout en condamnant les divers aspects asiatiques de l'âme russe, la cruauté à l'égard des faibles et « le rampement devant les forts », Gorki expliquait les défauts par « la proximité de l'Asie, le joug mongol, l'organisation de l'Etat moscovite sur le modèle des despotismes asiatiques et par d'autres influences du même acabit qui n'ont pas pu ne pas nous communiquer les traits fondamentaux de la mentalité asiatique ». L'article de Gorki n'apportait rien de sensationnel ni de neuf. Nous dirons même qu'il manquait de consistance. Depuis l'époque de Pouchkine qui, en 1835, parlait déjà de « l'éloignement de la Russie vis-à-vis de l'Europe», les avis autorisés et motivés sur ce thème furent légion. De plus, Gorki, brillant écrivain au style limpide, était un publiciste plutôt maladroit. En l'occurrence, il eut le même destin que Léon Tolstoï et Gogol, dont le talent journalistique fut d'une faiblesse déconcertante. Gorki ne l'ignorait pas. « Je sais, écrivait-il dans ces mêmes Liétopis, que je suis un piètre publiciste ; je suis mieux placé pour le savoir que ceux qui soulignent les lacunes de mes articles. » Néanmoins, Gorki attachait une grande importance à son article : « Deux âmes ». Cet article, qui, en quelque sorte, se rattachait à une certaine crise morale que traversait Gorki, avait à ses yeux une grande valeur, car il cherchait à y expliquer la transformation qui s'était opérée en lui pendant son séjour en Europe. Il m'en fit la lecture alors que cet article n'était encore qu'un manuscrit, mais avant de commencer, il me prévint, en donnant de ses longs doigts des chiquenaudes à ses feuillets : ccIl y a là " ce que je crois ". Les idées ne me sont pas venues facilement. Je vais lire sans m'arrêter, tant que j'aurai de la voix. Nous ferons nos réflexions après. ·D'avance, je vous accorde, si vous me le faites remarquer, qu'on aurait pu mieux écrire. Je suis un médiocre publiciste. » Pourquoi les idées ne lui étaient-elles pas venues aisément? Sa lecture achevée, Gorki me l'expliqua. Tout enfant, ayant perdu ses parents, il s'était placé cc hez les gens » pour gagner son pain. Il avait été apprenti vendeur dans un magasin de chaussures, puis de porcelaine, ensuite dans une boutique de marchand d'icônes ; il avait travaillé sur un bateau, fait le figurant au théâtre ; puis tour à tour boulanger, jardinier, concierge, gardien de nuit, employé de chemin de fer, ouvrier, secrétaire, il avait finalement parcouru la Russie entière en vagabond. Devenu tuberculeux, écrasé par l'âpreté et les misères de l'existence, il avait tenté de se suicider ; instant de faiblesse auquel avait succédé un impétueux désir de lutter encore, de ne pas capituler, de prendre à la gorge l'ordre social qui engendrait t~nt de souffrances et d'iniquités, de le mettre sens dessus dessous et d'anéantir tous ceux qui y prospéraient. Plus tard, quand il eut compris que détruire ou incendier n'était pas une so]ution, l' ..nar,..hisme des gueux resta longtemps encore au fond de son cœur : Biblioteca Gino Bianco 143 J'ai été un déclassé, disait-il, j'ai vécu en marge de la société. J'eus plus de peine qu'un va-nu-pieds napolitain à comprendre qu'on ne peut en définitive transformer pour de bon la vie sociale que par l'instruction, à condition qu'elle soit libre, par l'amour et la passion du travail. L'instinct de destruction l'emportait sur la raison. Le sens de la mesure soumis à l'intellect - et c'est là au fond la quintessence de la pensée européenne qualitativement supérieure - ce sens-là, dis-je, m'était étranger. Il ne me fut pas facile de devenir un Européen, mais si je ne l'étais pas, c'était, comme vous le voyez, pour d'autres motifs que ceux dont se nourrissait l'« anti-européanisme » des slavophiles ou de Dostoïevski. c<Le sens de la mesure sou1nis à l'intellect» - et Gorki aimait à en parler dans les années 191416 comme d'un idéal d'organisation sociale - définissait à ses yeux le caractère que pourrait revêtir la future révolution, bien que dans nos entretiens cette question ne fût presque jamais évoquée. Nul (et Lénine lui-même ne faisait pas exception) ne croyait la révolution si proche. On ne commença à en sentir vaguement l'approche qu'après l'assassinat de Raspoutine. Et quand elle éclata, pas un instant Gorki n'y vit le prélude de la révolution socialiste. Mais deux choses l'effrayèrent dès le début. La première, la crainte qu'cc à cause de notre penchant naturel à l'anarchisme, nous ne soyons capables de dévorer la liberté » ; la seconde, la peur que la bourgeoisie, qui allait hériter de l'absolutisme un « Etat en ruines », ne glisse trop tôt à droite. A ce sujet, il eut un jour cette phrase maladroite, mais très significative : << Il est certain que la bourgeoisie sera obligée d'évoluer à droite, mais cela devra se faire sans hâte afin de ne pas retomber dans la triste erreur de 1906. » Néanmoins, fin mars, ravi par l'enthousiasme des centaines de milliers de personnes qui, au Champ-de-Mars de Pétersbourg, assistèrent à la grande manifestation qui se déroula lors des funérailles de ceux qui étaient mqrts pour la révolution, Gorki, oubliant ses cr~intes, envisageait avec plus d'optimisme le cours des événements. « Le peuple, m'écrivait-il, a fait montre d'un haut degré de conscience ; il a épousé la liberté et cette union est indissoluble. » Je ne partf:- geais pas cet optimisme. La situation politique m'apparaissait sous un jour qui n'avait rien d'enchanteur ; et quand, en avril, Lénine, qui venait de rentrer en Russie, publia ses thèses, en moi naquit la conviction que l'impuissant Gouvernement provisoire ne pourrait pas se maintenir et que Lénine prendrait à coup sûr le pouvoir avec toutes les conséquences qui pourraient en découler. C'est dans ce sens-là que j'écrivis à Gorki. Allant à l'encontre de son état d'esprit, ma lettre dut l'irriter au point que, le lendemain, il me répondit sur un ton très vif. Sarcastique, m'accusant en se moquant de vouloir jouer le rôle d'une « certaine dame >> Cassandre, hystérique et prophétesse de malheur, il me conseillait de « me tenir à l'écart de cette dame, ne fût-ce que parce que, d'après la mythologie grecque,
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