Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

142 et je n'aime pas les histoires. De plus, ils raffolent de l'action clandestine; or je ne veux pas militer en catimini, mais au grand jour. Nous sommes tous d'accord: la révolution est nécessaire et l'on doit éduquer le peuple politiquement. C'est peu, trop peu. Il faut apprendre au peuple à lire et à écrire, l'initier à la civilisation, lui enseigner le respect du travail et le familiariser avec le progrès technique. Il faut l'éduquer de toutes les manières. Nous sommes après tout l'Asie, misérable et attardée. Pas grand-chose ne sera changé tant que nous n'aurons pas étouffé en nous l'esprit asiatique, tant que nous ne serons pas d'Europe. Bien des fois, en 1914-15, j'ai entendu, de la bouche de Gorki, la devise : « Etre d'Europe». C'était son refrain, comme pourraient le confirmer tous ceux qui, à l'époque, eurent l'occasion de le co~a~tre.- Et q~an~"il lui fallait e~pliquer ce 9ue ~1gn1fia1tle fait d etre d'Europe, tl répondait invariablement : ne pas être des esclaves, mais des hommes libres, savoir travailler, être civilisés et instruits. Il donnait au savoir l'importance d'un facteur essentiel, décisif : Les idéaux de tous les hommes, écrivait-il en 1916, ont un terrain commun où ils sont solidaires, nonobstant l'opposition insurmontable des conflits de classe; ce terrain, c'est le développement et l'accumulation des connaissances. Le savoir, c'est la puissance qui, en fin de compte, permettra aux hommes de vaincre les forces anarchiques de la nature et de les soumettre aux idéaux culturels communs de l'homme et de l'humanité. Tel était le programme général, pas du tout marxiste, mais strictement éducatif qui, en substance, reprenait en les développant les idées de Bié~in~~et J?obrolioubov, et autour duquel Gorki avait 11ntent1onde rassembler les différentes tendances de l'intelligentsia et, surtout, le monde des lettres. Pour réaliser ce programme, il se proposait de soumettre à son influence la plus grande maison d'édition de Russie. Et n'eût été la révolution, les projets de Gorki eussent certainement abouti, car Sytine les accueillait à bras ouverts. Cet homme d'origine paysanne et à face de Mongol, qui. savait à peine lire et écrire, mais qui était un ~ran~ esprit, s'intéressait au plus haut point à la d1:ffus1onde la culture. Jeune homme, il avait été d'abord marchand ambulant, parcourant les campagnes pour vendre des livres religieux et des contes populaires, tels que Bova le petit prince. Lui aussi voulait être un « civilisateur ». ~e ~rogra~~e et les plans. de Gorki répondaient a ses desirs. Sa sympathie pour ce dernier était encore accrue parce que cet écrivain avait fait son chemin tout en étant comme lui de « basse extraction ». Après un de ses entretiefis avec Gorki, Sytine me dit un jour : « Vlas Mikhaïlovitch Dorochévitch nous a rapporté de France la recette pour préparer les rognons au madère, mais notre Tchouvache Maxime (il appelait ainsi Gorki) a appris à l'étranger quelque chose de grand et il va nous enseigner la civilisation. » Le fin Sytine faisait remarquer très justement BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL que le Tchouvache « avait appris à l'étranger quelque chose de grand ». Gorki consacrait chaque jour douze à treize heures à sa propre culture. Ses connaissances en littérature, en histoire de l'art, de la civilisation, en ethnographie s'étaient accrues prodigieusement. Son vaste savoir en matière de littérature étrangère était d'autant plus surprenant qu'en dehors de quelques rudiments d'italien, il ne connaissait pas les langues, pour lesquelles il n'avait pas de facilités. En s'entretenant avec lui, on était souvent étonné par l'ampleur et la diversité de ses connaissances. Un jour, répondant à une question posée par I. P. Ladyjenski, Gorki fit un cours complet sur l'anthropologie des ethnies de la Russie. Mais ses connaissances politiques et économiques, même sur le plan marxiste, étaient très faibles. Lui-même l'avouait. Dans le portrait qu'il traça de Lénine en 1924, Gorki écrit : « J'ai une répulsion physique pour la politique et je suis un marxiste de 9ualité do?teuse. !> Ce n'éta~t pas un politique et tl ne tenait pas a le devenir. Il voulait être un « idéologue-propagateur des lumières ». De 1906 à 1913, Gorki, je le répète, ne résida pas sans profit à l'étranger. Il avait quitté la Russie ayant ~ur ~~:,i_la chemise n~ire sans cravate qu'on porte a N1Jn1-Novgorod; 11y retourna vêtu à l'européenne. Ce n'était pas là un simple changement d'accoutrement, mais une transformation profonde de tout son être. Il revint Européen convaincu, défenseur de la culture, des institutions, du progrès technique, des conceptions, des modes d'activité, de la manière de vivre de l'Occident. ~n. 191~, dans Liétopis (les Annales), dont il eta1t le redacteur en chef (les fonds étaient fournis eD:,parti~ par Syti?e), .Gorki essa~a pour la prem1ere f01s de schemat1ser les notions qu'il avait a~quis~s et d'en ~aire un système. Il s'était déjà degage de la doctrine des « constructeurs de Dieu » qu'il avait glissée dans son roman Confession et qu'à une certaine époque il crut bon d'introduire dans le mouvement social afin de lui donner par le pathétisme religieux, plus de profondeur ~t de souplesse. Il s'était, dans une large mesure éloigné de la fade idéalisation du monde ouvrie; qui avait gâché son autre roman, La Mère, écrit de même que Confession, pendant son séjour à l'étranger. L'abandon de cette idéalisation ressort nettement des mots suivants : « J'ai du mal à croire .à la_r~so~ des masses en général. » Dans un article 1nt1tule <~ Deux âmes », il opposait nettement la conception du monde de l'Occident qui était la sienne, à celle de l'Asie et de la Russie ~ En Orient, l'élément émotif l'emporte sur l'élément cérébral. L'Orient préfère les spéculations de l'esprit et. le ~ogme m~taphysique à l'analyse et à l'hypothèse scientifiques. L Européen est le guide et le maître de sa pensée; !'Oriental est l'esclave de sa fantaisie. L'Occident considère l'homme comme le but suprême de la nature ; pour l'Orient, l'homme en lui-même n'a ~ signification ni valeur. La devise de l'Europe est : liberté et égalité. En Orient, l'activité elle-même est esclave; elle n'est dictée que par l'inflexible loi de la nécessité.

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