N. VALENT/NOV EN 1913, Gorki revint en Russie complètement rétabli, plein d'énergie et la tête remplie de vastes projets. A cette époque, il entra en relations amicales avec I. D. Sytine, le principal comm~ditaire et au fond le propriétaire de la plus grosse maison d'édition russe et du Rousskoié Slovo, le quotidien le plus répandu. Le tirage du Rousskoië Slovo augmen~ait ~'ann~e en année et, pendant la guerre, 11 depassait 1.000.000 d'exemplaires, chiffre jusqu'alors jamais atteint. Mais Sytine, futur Américain russe, ne se contentait pas des succès obtenus. Il entendait donner à son affaire plus d'extension encore. En 1914, il entra en pourparlers pour l'achat de Niva (le Champ), revue illustrée, très populaire en Russie, qui avait un gros tirage et derrière elle une longue existence. Les suppléments de la revue donnaient (ce qui accroissait considérablement le nombre de ses lecteurs) les œuvres complètes d'écrivains connus russes et étrangers. En 1919, Sytine, par l'intermédiaire de la Banque russo-asiatique et moyennant trois millions de roubles-or, mit la main sur cette publication de la société anonyme Marx, y compris les biens et les droits que celle-ci possédait. En même temps, Sytine se proposait de monter ses propres fabriques de papier, au lieu d'importer la pâte de Norvège ou de Finlande. Le trust aurait eu ses propres forêts, ses fabriques de cellulose, ses services pour l'édition d'ouvrages scolaires, de livres, de revues illustrées, d'un journal, et son réseau de librairies pour la vente en gros et au détail. Quand on expliquait à Sytine le sens du mot « trust », il répondait : << C'est un mot que je ne comprends pas, mais je suppose que les trusts entendent gagner de l'argent ; moi jeveux instruire le peuple.» Gorki, au courant des projets de Sytine, ne se contentait pas d'approuver. L'envergure de Sytine l'emballait. Soumise à une bonne influence, l'affaire de Sytine, financièrement sûre et disposant de services techniques bien au point, pouvait être une base solide pour le vaste travail culturel et didactique dont il rêvait. Et comme Sytine lui témoignait de grands égards et avait acheté, moyennant une très grosse somme, les droits d'édition de ses œuvres complètes, afin de les publier, en 1917, dans les suppléments de Niva, Gorki pensa qu'il serait bon d'utiliser son influence sur Sytine pour devenir, en fait, l'inspirateur et le conseiller de cette entreprise géante. « Sytine, disait-il, n'a pas de bons conseillers. Il dépense des sommes énormes pour donner de la pacotille, alors qu'avec le même argent on pourrait imprimer _de~ ch?s~s excellentes. et utiles. » Et, là-dessus, t1 enumera1tune longue bste d'ouvrages offrant un réel intérêt. Il avai,t _à,ce sujet un plan d'ensemble mûrement med1te : des journaux amusants pour enfants et adolescents, des publication~ populaires ~u~ la technique,. 1:histoire du travail, le matérialisme et le sp.tr1tualisme, les œuvres d'auteurs étrangers, celles de jeunes auteurs russes et beaucoup, beaucoup d'autres choses... Connaissant l'influence et le tirage croissants du Rousskoié Slovo, Gorki vouBiblioteca Gino Bianco 141 lait que là comme dans toutes les autres branches des éditions Sytine, sa « ligne » fût suivie et que ces branches fussent confiées à de:; hommes dont les convictions se rapprochaient ~es siennes..~a~s courir le risque d'être compromis par les v1c1ss1tudes politiques du journal, Gorki aurait pu y passer des articles, en faire une chaire pour s'adresser au pays. J'ai failli écrire : pour sermonner le pays, car un ton socialement accusateur et J?Ontifiant était sans conteste le propre de Gorki. A preuve, l'article du Rousskoië Slovo où il critiqua vertem~nt le Théâtre d'Art d'avoir porté à la scène Les Possédés, de Dostoïevski : selon lui, l'œuvre était nuisible et réactionnaire. Plusieurs années durant, je collaborai au Rousskoïé Slovo et fus même implicitement l'adjoint du rédacteur en chef, car V. M. Dorochévitch, qui habitait Pétersbourg et voyageait beaucoup à l'étranger, restait parfois six mois sans mettre le~ pieds au journal. Peu de temps avant que Gorki revînt de l'étranger, je quittai le Rousskoïé Slovo. Estimant que j'avais été «impatient», Gorki me désappr0uva. Il entra en pourparlers avec Sytine pour que je reprenne ma collaboration au journal et m'invita à venir le voir à Pétersbourg pour examiner la question. C'est ainsi que commencèrent mes rencontres avec Gorki. Mais en 1914, la guerre ayant éclaté, je crus bon d'interrompre les pourparlers au sujet de mon retour au Rousskoïé Slovo. J'avais la guerre en horreur et ne croyant pas que la Russie pouvait vaincre, donc convaincu qu'il fallait faire la paix au plus vite, j'étais incapable de diriger le journal dans l'esprit chauvin et selon les mœurs zoologiques que requiert le journalisme au service de la guerre. Sytine, qui insistait pour que je reprenne ma place à la rédaction, ne pouvait pas le comprendre. Gorki, bien entendu, me comprit parfaitement et pendant la durée de la guerre cessa de me parler du Rousskoïé Slovo. .Mes relations avec Gorki n'en furent pas affecté~._ Au contraire, nos rencontres en 1915 et 1916 devinrent de plus en plus fréquentes et me permirent de le mieux connaître. Rappelons que de 1907 à 1913, Gorki s'était beaucoup rapproché du parti bolchévik. Très habilement, Lénine l'attirait à lui. Sur son invitation, Gorki avait même assisté à la Conférence de Londres avec voix consultative. Et plus tard, à Capri, avec le concours de Bogdanov, Lounatcharski, Bazarovet Alexinski, il organisa chez lui une école pour les ouvriers bolchéviks venant de Russie. Gorki accepta même de tenir la rubrique littéraire de la revue bolchévique Prosviéchtchénié (l'Education) qui, en 1913, paraissait à Pétersbourg. Mais son action p:>litique et sociale, ayant partie liée avec les bolchéviks, ne le satisfaisait nullement. En 1914, à l'une de nos premières entrevues, Gorki, qui avait l'habitude de répéter maintes fois la même chose avec de légères variantes, me dit : Lénine est un homme remarquable, très remarquable. Et les bolchéviks sont des durs. Malheureusement il y a chez eux trop d'histoires pour des riens
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==