Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

ENTRETIENS AVEC MAXIME GORKI par N. Valentinov J'AI FAIT LA CONNAISSANCE de Gorki à la fin de 1905, lors d'une entrevue, à Moscou, avec Krassine, le futur commissaire du peuple. Gorki était déjà en pleine gloire. Ses œuvres complètes en étaient, ce me semble, à leur septième édition, et sa pièce, Les Bas-Fonds, montée en 1902 avec grand succès par le Théâtre d'Art de Moscou, avait été rééditée quatorze fois en une seule année. Dès que Gorki entrait dans un restaurant de Moscou ou de Pétersbourg, l'orchestre attaquait en son honneur l'air qu'on chante dans Les Bas-Fonds: « Le soleil se lève et se couche, mais sombre est ma prison » et que le Théâtre d'Art avait popularisé dans toute la Russie. Bien des années plus tard (en 1915), Gorki me dit que ce chant mélancolique lui donnait la nausée et qu'il ne pouvait plus l'entendre. Il le détestait autant qu'un « chausson aux carottes ». cc Aussi longtemps que je vivrai, m'écrivait-il en 1930 en plaisantant, la flamme de ma haine pour les carottes ne s'éteindra pas dans mon cœur. » En 1905, Gorki était au physique le même que dans l'admirable portrait que Sérov avait fait de lui quelques années plus tôt. Ses traits n'étaient pas aussi laids ni aussi durs que lorsqu'il prit de l'âge; sa face ne ressemblait pas encore à celle d'un morse moustachu et il n'avait pas encore troqué sa tignasse contre des cheveux raides coupés en brosse. Démonstrativement, il refusait de s'habiller à l'européenne. Il portait une chemise noire boutonnée sur le côté et serrée à la taille par une ceinture, de larges pantalons enfoncés dans de hautes bottes. Les artisans un peu cossus, les jockeys sur les champs de courses, les calicots de Kitaï-Gorod (la Ville chinoise) à Moscou s'habillaient de la même manière. Au fond, l'accoutrement était très «petit-bourgeois ». On ne voyait pas très bien pourquoi Gorki paradait làdedans, lui qui avait déclaré la guerre à tout ce qui était« petit-bourgeois »ensoi ou en apparence. Néanmoins, ce n'était pas cela qui attirait l'attention quand on le rencontrait pour la première fois, mais sa façon de parler. Il prononçait « o >> Biblioteca Gino Bianco en appuyant fortement, alors qu'en Russie centrale l'usage voulait qu'on dise « a ». Les ouvriers, les paysans, les gens du commun des petites villes de pays perdus comme la province de Vladimir ou de Nijni-Novgorod parlaient de même et Gorki était originaire de ces contrées. Léon Tolstoï, dès son premier entretien avec Gorki, éclata de rire : «Oh, point n'est besoin de demander d'où vous êtes, on le voit tout de suite à votre manière de prononcer les o. » Et Fédor Chaliapine, avec lequel Gorki était très ami, lui donnait souvent ce conseil : «Alexis Maximytch, évite de pérorer sur la philosophie, elle est brouillée avec ton jargon. Dès que tu commences à en parler, il en sort une mixture de français et de patois de Nijni. » Gorki se rendait compte luimême que sa façon de prononcer le cc o », contraire à la manière de Moscou et de Pétersbourg, donnait à son parler un accent très provincial, très fruste, qui ne s'accordait pas avec les grands thèmes cc universels » qu'il aimait aborder. Malgré ses efforts pour avaler le « o », il ne put jamais se débarrasser de ce travers. En 1906, Gorki partit pour l'étranger. Après un séjour en Amérique, il s'installa en Italie, à Capri. Il· ne voulait pas vivre en Russie où, après les « journées rouges » de 1905, la réaction relevait de plus en plus la tête. En outre, sa santé (il était tuberculeux) l'obligeait à habiter dans des régions plus chaudes. Il ne revint en Russie qu'en 1912. A partir de ce moment, nos relations reprirent et, jusqu'au milieu de 1918, j'eus pendant quatre années très souvent l'occasion de le voir ou d'échanger des lettres avec lui. Cette correspondance continuait encore en 1930, après que Gorki, qui' en 1921 avait de nouveau quitté la Russie, se fut installé à Sorrente. Ce sont des impressions tirées de mes entretiens avec Gorki que je voudrais donner. Loin de moi l'idée de faire une sorte de « portrait ». Le personnage a trop d'env~rgure et il ~st trop complexe pour qu'il puisse terur tout entier en quelques pages.

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