Le Contrat Social - anno IX - n. 3 - mag.-giu. 1965

revue ltùtorique et critique Je5 /ait5 et Jn iJée5 - bimestrielle - IMAI-JUIN 196S B. SOUVARIN'E ............ . LÉON EMERY ............. . N. VALENTINOV ......... • .. B. SOUVARIN'E ............ . LUCIEN LAURAT . ......... . Vol. IX, N°3 La guerre impossible Les États-Unis contre la subversion Entretiens avec Maxime Gorki Le stalinisme Décolonisation et « socialisme » L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DEI..IM.ARS.. ........... . MAURICE FRIEDBERG ..... Les méfaits de Lyssenko La censure soviétique DÉBATS ET RECJf!!RCHES MICHEL COLLINET ....... . Les débuts du machinisme (1760-1840) QUELQUES LIVRES Comptes rendus par YVES LÉVY, MARCEL Boov, CLAUDE IIARMEL L'Observatoire des deux Mondes INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco ,. ,.

, Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIA~ SEPT.-OCT. 1964 B. Souvarine Exit Khrouchtchev L'annonce faite à Mao Grégoire Aronson Bolchéviks et menchéviks lvanov-Razoumni k Destinées d'écrivains (I) ln memoriam N. V. Volski (Valentinov) N. Valentinov Charlatanisme statistique Robert Barendsen L'enseignement en Chine communiste K. Papaioannou Le mythe de la dialectique (/) JANV.-FÉV. 1965 B. Souvarine Dépersonnalisationdu pouvoirsoviétique Léon Emery L'opinionpublique et l'art de s'en servir E. Delimars Déstalinisationd'lvan le Terrible Anthony Sylvester Dans la province russe Sidney Hook Hegel penseur libéral ? Chronique Salmigondis à l'italienne * Pages oubliées L'ASSOCIATIONINTERNATIONALE DES TRAVAIi.LEURS No·v.-DÉC. 1964 B. Souvarine A /'Est, rien de nouveau Bertram D. Wolfe Un siècle de « marxisme » Yves Lévy Un soldat dans la politique lvanov-Razoumnik Destinées d'écrivains (Il) Jerry F. Hough Khrouchtchev aux champs D. P. Hammer Chez les étudiants de Moscou K. Papaioannou L.emythe de la dialectique (Il) Chronique Mœurs des diurnales MARS-AVRIL 1965 B. Souvarine Le Moujik et le Commissaire N. Valentinov Le socialisme << dans un seul pays » Max Eastman Autour du « testament » de Lénine Laszlo Ti kos Eugène Varga : un conformiste malgré lui Mary Jane Moody Tourisme et rideau de fer * P.-). PROUDHON : CENT ANS APRÈS Maurice Bourguin Des rapports entre Proudhon et Karl Marx r Lettres inédites de P•.J. Proudhon Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199,boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

kCOMSMOC!il r,vue l,istori4ue et crilÎ'JHe des /11its et Jes iJùs MAI-JUIN 1965 VOL. IX, N° l SOMMAIRE Page B. Souvarine........... LA GUERRE IMPOSSIBLE.................... 133 Léon Emery............ LES ÉTATS-UNIS CONTRE LA SUBVERSION. 135 N. Valentinov.......... ENTRETIENS AVEC MAXIME GORKI . . . . . . . . 140 B. Souvarine........... LE STALINISME .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . . . 149 Lucien Laurat. . . . . . . . . . DÉCOLONISATION ET « SOCIALISME» . . . . . . 160 , , L'Expérience communiste E. Delimars............ LES MÉFAITS DE LYSSENKO................ 165 Maurice Friedberg...... LA CENSURE SOVIÉTIQUE.................. 173 Débats et recherches Michel Collinet......... LES DÉBUTS DU MACHINISME DEVANT LES CONTEMPORAINS (1760-1840). . . . . . .. 181 Quelques livres Yves Lévy . . . . . . . . . . . . . LE MANIFESTECOMMUNISTEDE MARX ET ENGELS, de BERT ANDREAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 LA PRESSEQUOTIDIENNE, de NICOLAS FAUCIER. . . . . . 197 Marcel Body . . . . . . . . . . . MICHEL BAKOUNINE ET LES CONFLITSDANS L'INTERNATIONALE, 1872. LA QUESTION GERMANO-SLAVE.LE COMMUNISMED'ÉTAT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 Claude Harmel . . . . . . . . L' ŒUVRE DE LÉON BLUM, 1934-1937 . . . . . . . . . . . . • . . . . 202 L'Observatoire des deux Mondes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France . T. I. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Le Gros Animal De Montaigne à Teilhard de Chardin via Pascal et Rousseau Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Le Grand Débat INITIATION A LA STRATÉGIEATOMIQUE Paris, Calmann-Lévy. 1963. La Lutte de classes NOUVELLES LEÇONS SUR LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES Paris, Librairie Gallimard. 1964. Essai sur les libertés Paris, Calmann-Lévy. 1965. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. I. - Des origines d /a paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie d la Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du XIX' siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. · Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Kostas Papaioannou : Hegel PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, EditionsSeghers.1962. Les Marxistes Marx et Engels. La social-démocratie. Le communisme. Paris, Editions J'ai lu. 1965. Hegel LA RAISON DANS L'HISTOIRE Paris, Union générale d'éditions. 1965. . Biblioteca Gino Bianco

rev11e historÎtJUe et critique Je1 /ait1 et Jes iJées Mai-Juin 1965 Vol. IX, N° 3 LA GUERRE IMPOSSIBLE par B. Souvarine DEPUISQUESTALINEd, ès 1925, a parlé de cohabitation pacifique, puis de coexistence pacifique, pour définir la politique extérieure du régime soviétique, héritée de Lénine, cette politique n'a jamais varié quant à l'essentiel, même sous le nom occidental de guerre froide, avec des aspects changeants que commandent les changeantes circonstances. De Staline en Khrouchtchev et en Brejnev, elle consiste à entretenir dans et contre le monde non communiste des hostilités incessantes sous toutes les formes possibles, « jusqu'au bûcher exclusivement», c'est-à-dire jusques et non compris une guerre générale. Maintes fois la démonstration de cette vérité a été faite, contradictoirement aux conceptions admises dans les cercles dirigeants, les milieux officiels, les sphères supérieures de la société en Occident, admises de même inévitablement par l'opinion publique moutonnière sous l'influence de la presse écrite et orale. La hantise d'une troisième guerre mondiale pèse depuis vingt ans sur l'attitude des nations occidentales vis-à-vis de l'ennemi communiste, incitant à des préparatifs exclusivement militaires, alors que les initiatives incendiaires de Moscou et de Pékin, celles aussi de leurs satellites, s'exercent dans toutes les directions sans exposer les responsables de cette activité pernicieuse et multiforme à des représailles décisives. Mais autant les préparatifs militaires atlantiques se justifient par les mobilisations et les armements formidables du militarisme pseudocommuniste, autant apparaît inconcevable l'inertie obstinée dont les démocraties inconscientes font preuve devant l'impérialisme idéologique du despotisme oriental qui gagne du terrain en Asie, en Afrique et en Amérique latine par ses procédés Biblioteca Gino Bianco trop connus d'infiltration, de corruption, de subversion, partout fomentant des troubles, ici des maquis, là des émeutes, et déjà des guerres locale~. Une telle inertie intellectuelle et politique ne s'expliquait jusqu'à présent que par la prévision obsessionnelle d'un conflit guerrier éclipsant les luttes politico-psychologiques menées sans trêve à sens unique, télécommandées de Moscou et de Pékin, du Caire et de La Havane, qui sapent et minent l'ordre relatif et précaire que les vainqueurs du totalitarisme avoué s'efforcent en vain d'améliorer et d'affermir. Les « avertissements » répétés, les « mises en garde » de Khrouchtchev et de Mao, leurs sommations, leurs menaces constantes d'intervention armée sous-entendant un risq~ de troisième guerre mondiale ont été inconsidérément pris au sérieux à Washington, à Paris et à Londres et ailleurs. La presse irresponsable qui abêtit ses lecteurs pour vendre du papier n'a cessé d'entretenir la peur d'une guerre atomique et la mentalité de soumission au chantage communiste. Cependant depuis vingt ans les avertissements comminatoires alternent avec les mises en garde furibondes, les menaces succèdent aux sommations, et il ne se passe rien qui ressemble au cataclysme final. Ce ne sont que discours, ce ne sont que paroles. La tournure des événements au Vietnam au cours des derniers mois devrait dissiper une fois pour toutes les idées fausses qui ont stérilisé trop longtemps la politique strictement défensive opposée aux entreprises conquérantes des Etats prétendus communistes. Les Américains, seuls capables de tenir en échec l'invasion qui pénètre la péninsule indochinoise et met en danger l'Asie du Sud-Est jusqu'aux confins de l'Inde, se sont décidés très tard à recourir aux ,

134 grands moyens, toutefois sans frapper l'ennemi au cœur ni à la tête. Contre une guérilla implacable et insaisissable, ils ne savent et ne peuvent qu'user de l'aviation et de la marine. Les communistes ne respectent que la force. Engagé dans la défense d'une position essentielle à la sécurité du monde libre, l'oncle Sam est dans la situation d'un homme assailli par des essaims de guêpes auxquels il ne saurait riposter à coups d'aiguillon. Il se bat donc avec les seules armes dont il dispose, mais pas avec toutes, et en procédant crescendo dans l'espoir de convaincre Hanoï, Pékin et Moscou de l'inanité de leur agression par Vietcong interposé. Qu'il s'y prenne au mieux semble matière controversable, mais ce n'est pas à ses alliés de principe, insolidaires et défaillants en pratique, de donner des conseils anachroniques, encore moins de prononcer des regrets ou des blâmes. Les communistes sont entièrement responsables de l'état présent des choses. Il faut croire qu'à Washington les dirigeants aient enfin compris qu'infliger une leçon à l'ennemi, la seule qu'il entende, n'implique nullement le moindre risque de guerre mondiale, contrairement à ce qu'ont seriné pendant vingt ans les serviteurs de Staline et leurs alliés ou auxiliaires de tous poils. A la Maison Blanche et au State Department ainsi qu'aux Nations Unies, ce sont des hommes mis en place par le président Kennedy qui mènent la politique de contre-offensive militaire propre à décourager l'impérialisme et le néo-colonialisme communistes. La pire faute qu'ils puissent commettre serait de justifier les appréhensions de leurs compatriotes qui se traduisent chez eux dans la formule classique : « too little, too late » ( trop peu, trop tard). Les communistes ne respectent que la force. Ils persévéreront dans leur dessein au Vietnam tant que leur sera laissée quelque raison de supposer que les profits à venir compenseront les pertes actuelles. Ils transigeront s'ils y trouvent un avantage temporaire, bien résolus à ne renoncer à rien, puis à se frayer des voies nouvelles pour arriver à leurs fins. S'ils traitent, ce sera avec l'arrière-pensée de violer le·traité d'une façon ou d'une autre, comme ils ont toujours violé les traités portant leur signature. Par conséquent, la force, condition nécessaire pour les tenir en respect, n'est pas une solution suffisante : une autre guerre se livre à travers le monde, parallèle aux épreuves de force, une guerre politique inexpiable dite coexistence pacifique ou guerre froide que les démocraties occidentales ne gagneront .pas avec des pianistes ni des danseuses. En réponse à l'action militaire américaine combinée avec les forces sud-vietnamiennes, Chinois et Russes réitèrent leurs avertissements, mises en garde, sommations et menaces de toujours, escomptant les effets habituels du chantage auquel font écho leurs partisans et leurs dupes en Europe et eL Amérique, en Asie et en Afrique. Ils vocifèrent et vitupèrent, parlent d'envoyer sur les lieux des volontaires « si »••;, des volontaires « à condition que »•••, ils évoquent des perspectives BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL redoutables, ils font entrevoir des conséquences terribles, ils annoncent qu'on va voir ce qu'on va voir. Mais enfin leur chantage est tombé à plat et l'on a bien vu qu'on n'a rien vu. Des volontaires plus ou moins involontaires et des spécialistes en maniement de matériel moderne, il y en a déjà sans doute au Nord-Vietnam, et aussi et surtout des engins contre avions, il y en aura certainement davantage, ce qui ne contrebalancera pas la puissance américaine pourvu que le défaitisme politique ne l'empêche pas de s'exercer dans sa plénitude. En fait de troisième guerre mondiale, tout se borne à de banales manifestations mises en scène devant les ambassades et légations où flotte le drapeau étoilé, à de multiples déclarations et pétitions des sempiternels signataires professionnels de papiers à mettre au panier, bref à de piètres manigances qui font partie de la coexistence pacifique. Ce ne sont que discours, ce ne sont que paroles. Les communistes ne respectent que la force. Aussi ne risqueront-ils en aucun cas de provoquer la puissance militaire des Etats-Unis jusques et y compris la guerre nucléaire. Les leaders actuels de la stratégie américaine ont fini par s'en rendre compte et quelqu'un d'autre a aussi conclu dans le même sens. Dès le 7 décembre 1941, de Gaulle disait : « ••• Lorsque le présent conflit sera terminé, tous les éléments d'une guerre contre la Russie seront réunis. » Il lisait dans l'avenir « une grande guerre entre les Russes et les Américains (...) et cette guerre-là, Passy [son interlocuteur], les Américains la perdront ! ». Un de ses biographes note : « Il prédit, pour l'année 1946, le choc des armes entre les géants américain et russe. » Lemême auteur * termine en citant encore de Gaulle : « L'avenir, (...) c'est la guerre ! » Puis : « J'entends marcher les Cosaques sur Paris. La guerre approche. » Et enfin : «Le Sahara remplacera notre Massif central. » Or de Gaulle, en 1962, abandonne ce Sahara qu'il regardait comme suprême position de repli dans une guerre avec la Russie soviétique. Il a donc renoncé à ses pronostics en même temps qu'au Sahara et l'on comprend mieux ainsi son attitude vis-à-vis des alliés naturels de la France. Ce que l'on comprend moins, c'est qu'il ait renoncé à toute résistance devant l'invasion« pacifique » du communisme. Sur ce point essentiel, de Gaulle rejoint nolensvolens la ligne de conduite américaine qui laisse le champ libre aux successeurs de Staline et à ses émules dans leur inlasssable entreprise de conquête universelle par la ruse, la tromperie et la propagande, génératrices de violences sans limites. On ne conçoit pourtant pas d'échappatoire à la fameuse alternative du recours aûx armes de la critique ou à la critique par les armes. La force seule ne saurait prévaloir sans mise en œuvre des idées-forces. B. SOUVARINE. * J .-R. Tournoux : Pétain et de Gaulle. Paris 1964.

LES ÉTATS-UNIS CONTRE LA SUBVERSION par Léon Emery LA POLITIQUE est-elle une suite incohérente de décisions empiriques, donc le domaine des causes fortuites? Peut-on discerner au contraire en son accomplissement la tenace poussée de forces obscures qui ramèneraient les nations vers des positions similaires et feraient penser à la puissance d'une fatalité peu déchiffrable ? Les tentatives pour codifier une géopolitique vont dans le sens de cette redoutable hypothèse ; s'il est vrai, d'autre part, que la cybernétique entre de plus en plus en ligne de compte dans les calculs de la Maison Blanche et surtout du Pentagone, voilà qui ne ferait qu'accentuer la tendance de la politique au déterminisme. Le moins qu'on puisse faire, en tout cas, quand on veut se borner à comprendre, c'est de relier un fait nouveau à ceux dont il continue ou ravive l'impulsion. Les interventions américaines récentes au Vietnam et à Saint-Domingue n'auraient, à la lettre, aucun sens si nous ne commencions pas par un bref retour en arrière. Depuis que Foster Dulles a parlé d'une « révision déchirante» de sa politique, l'expression a fait fortune ; mais elle n'aurait jamais mieux été à sa place que pendant les premières années de l'après-guerre. C'est alors que l'Amérique fut mise avec le maximum de netteté devant un choix décisif. Le premier terme de l'alternative paraissait avoir acquis force de loi dès l'instant qu'à Ialta, en février 1945, au cours d'une brève tragicomédie, un mourant, Roosevelt, aveuglé par sa maladie et ses illusions, avait consenti au plus rusé des partenaires, Staline, l'un des plus funestes traités qu'on ait vu. II paraissait évident qu'en Europe toutes les nations, hors l'Union soviétique, seraient exsangues et ravagées après le combat ; !'U.R.S.S. triomphait grâce au matériel américain et ne pourrait manquer de s'en souvenir. Aux yeux de Roosevelt et de ses conseillers, elle était une des grandes puissances démoBiblioteca Gino Bianco cratiques, une des porteuses de l'avenir. Bref Ialta contenait en puissance et même en réalité la politique du duumvirat mondial ; l'Europe était pratiquement abandonnée, sinon à la conquête du moins à l'influence soviétique, tandis que les Etats-Unis contrôleraient le Pacifique, le Japon, la Chine et l'Asie du Sud-Est. Prolongeant les erreurs de Roosevelt, le général Marshall poussait d'ailleurs Tchang Kaï-chek à maintenir et consolider l'alliance avec Mao, l'idéologie démocratique couvrant et sanctifiant l'opération. II ne fallut pas plus de trois ou quatre ans pour que les conséquences de Ialta parussent en pleine clarté : mainmise absolue de Staline sur ses satellites, éviction brutale ou suppression sans phrases de tous les chefs nationaux qui n'étaient pas de stricte obédience, enfin double et terrible coup de mar~u qui fait tomber au pouvoir des communistes la Tchécoslovaquie à l'Ouest et l'immense Chine en Asie. Le communisme étant alors homogène et tout entier soumis au « chef génial », on peut dire que l'empire de Gengis Khan est reconstitué beaucoup mieux qu'aux temps les plus sombres de la conquête hitlérienne. Faut-il laisser le déluge recouvrir la terre? Il ne manque pas en Occident de fatalistes, de pleutres et de ralliés qui célèbrent le « sens de l'histoire » ; nombre de chefs politiques aux Etats-Unis, suiveurs de Roosevelt, sont encore obnubilés. Mais on doit rendre hommage à l'énergie et à la résolution de Truman. Grâce à lui, le renversement des alliances est un fait, et Ialta désavoué dans la mesure où c'était encore possible. A la hâte, on entreprend de relever les butoirs qui avaient été démolis, de refaire une Allemagne et un Japon, de négocier l'Alliance atlantique. Bientôt Adenauer assume sa fonction de chancelier, les prétentions soviétiques sur la Ruhr sont définitivement écartées, le problème de Berlin est posé, la guerre froide commence et c'est peut-être au monopole

136 · atomique des Etats-Unis qu'on a dû de ne pas la voir s'enflammer. C'est en tout cas vers la seconde solution du dilemme que le monde a brusquement dérivé, reprenant d'ailleurs des positions connues; c'est maintenant l'Union soviétique qui constitue un énorme foyer expansif et explosif, c'est contre elle que se dessine une stratégie de l'encerclement, matérialisée par la multiplication des bases américaines. Foster Dulles prend la direction de la nouvelle politique définie avant lui ; il vient au premier plan peu de temps avant que Staline disparaisse. Homme de haut relief et d'incontestable courage, il s'est attiré de pudiques réprimandes parce qu'il lui arriva d'exprimer ce qui n'est pas autre chose que la terrible règle du jeu : le diplomate doit savoir avancer sans peur jusqu'au bord du gouffre, c'est-à-dire de la guerre, sonder du regard l'abîme, puis se retirer juste à temps après avoir imposé ~ l'adversaire. Il sut à diverses reprises mener ce Jeu redoutable avec habileté et succès, mais il faut bien noter ici que rien n'est simple et qu'une politique, même très lucidement arrêtée, permet encoredes fluctuationsoumême des contradictions. En principe et depuis le renversement des alliances, les Etats-Unis s'étaient chargés de réfréner l'impérialisme communiste comme un gendarme qui maintient le bon ordre; était-ce compatible avec l'idéologie démocratique et anticoloniale? Ne fallait-il pas rappeler d'autre part que l'O.T.A.N. assumait la protection de certaines zones limitées, mais n'avait point à se soucier de ce qui se passait hors d'elles? Lorsque les Français se trouvèrent en Indochine aux prises avec les pires difficultés, on les abandonna à leur 1nalheureux sort parce qu'on ne voulait point avoir l'air de pactiser avec le colonialisme. La conférence de Genève, en 1954, bâcla un règlement dont on ne devait pas tarder à voir naître les amères conséquences et qui d'ailleurs était considéré, ainsi que le règlement coréen, comme tout à fait provisoire et destiné à préparer le recours à l'autodétermination. Deux ans plus tard, lorsque Nasser se saisit du canal de Suez, Dulles opta pour les atermoiements et les compromis que l'Egypte repoussait en droit ou en fait. La tentative anglo-française de trancher le nœud gordien par un coup de force et, ce faisant, de renverser un gouvernement totalitaire, suscita aux Etats-Unis une violente irritation. D'accord à nouveau, et comme à Genève, avec !'U.R.S.S. qui se déchaînait contre une intervention dite scandaleuse, ils infligèrent à deux de leurs alliés les plus proches une cuisante humiliation, les forcèrent à reculer comme des vaincus et sauvèrent Nasser, avec lequel ils cherchèrent à s'entendre sans guère y parvenir. L'action de Dulles était donc étrangement mitigée : on l'explique naturellement par la pression des circonstances, mais il en faut bien conclure au moins que toute ligne politique est sinueuse, l'essentiel étant qu'elle revienne vers ·le même axe lorsqu'il le faut vraiment. Bibl-ioteca Gino Bianco \ LE CONTRAT SOCIAL CE RETOUR EN ARRIÈRE élargit les perspectives et les éclaire mieux ; nous voyons bien que les interventions actuelles au Vietnam et dans les Antilles font, qu'on le veuille ou non, partie d'un ensemble; mais il ne s'ensuit pas que tout se répète dans des conditions identiques ou similaires. Une rapide évolution s'est au contraire produite, qui entraîne tous les pays en un cycle de changements; nous devons en retenir ce qui touche directement à notre propos. Maintenir sur terre un ordre pacifique conforme au droit humain, c'est la plus noble des ambitions, maisellene peut se soutenir que si elleest cautionnée par une autorité arbitrale et des principes reconnus de tous. C'est pourquoi la Maison Blanche a toujours proclamé que l'O.N.U. devait lui fournir une des pièces maîtresses de sa politique et nous nous garderons de prétendre qu'il y eut là simple recherche d'une couverture et d'une tactique. Pendant la guerre de Corée, la situation prit une forme à demi satisfaisante : les Américains combattaient nantis d'un mandat en bonne forme que l'aréopage de Manhattan leur avait octroyé, leurs contingents étant théoriquement internationalisés puisqu'on avait envoyé à côté d'eux de petites unités venues de bien des pays et qui d'ailleurs, hors la brigade turque, ne furent pas d'un poids appréciable. Plus tard, en Egypte et au Congo, se déroulèrent d'autres expériences où les optimistes pouvaient voir un germe et une promesse : la milice des Casques bleus, n'était-ce pas l'embryon de la police internationale, objet de tant de rêves? Encore est-il capital de rappeler qu'on avait écarté de cette troupe sélectionnée les Russes, les Américains, les soldats de toutes les nations directement partie aux litiges. C'était agir scrupuleusement, mais hélas, il faut bien constater que ces tentatives n'ont pu être renouvelées et que nous sommes à cet égard en pleine régression. Envahie par les Afro-Asiatiques, l'O.N. U., babélique, est entièrement paralysée; les formules de remplacement ne valent pas mieux et nous venons de voir à Saint-Domingue ce qu'il en est de l'Organisation des Etats américains. Il saute aux yeux que l'armée des EtatsUnis est la seule force disponible, immédiatement et partout. On ne peut lui adjoindre - et pas toujours - que les quelques troupes auxiliaires fournies par les alliés les plus fidèles, qui ne s'engagent que s'ils se sentent eux-mêmes menacés, tels les Australiens, allergiques aux Chinois. La puissance militaire des Etats-Unis n'est évidemment pas en question, mais il est regrettable qu'elle soit maintenant obligée de paraître à découvert, sans que puisse subsister le moindre doute quant à l'origine des décisions qui l'ont mise en action -et que les adversaires peuvent toujours expliquer par des calculs égoïstes. Or cette mise à nu des ressorts, ce passage au plan de l'ostensible, s'effectuent au moment où la décolonisationest à peu près achevée,où, devant les yeux des peuples nouvellement promus à l'in-

L. EMBRY dépendance et qui cultivent avec une âcre volupté leurs susceptibilités nationales non encore apaisées, on ne cesse d'agiter l'épouvantail du «néo- ~aliérialisme », disons plutôt de l'éternel impér · ·sme. Car il est bien entendu qu'en vertu d'une inlassable propagande communiste, toujours centrée sur les mêmes thèmes, le monstre impérialiste, depuis le commencement du monde et sur toute l'étendue de la planète, ne peut être que l'américain. Simplisme ? Grossièreté ? Oui, certes ; mais il est normal en un sens que toutes les flèches visent la cible la plus énorme et c'est un prestige ou même un honneur bien difficile à défendre que celui du peuple qui est, par définition, le plus fort et le plus riche du monde. Sa suprématie matérielle inquiète tous les faméliques et tous les avides. En vain l'on répond que les Etats-Unis ont prêté ou donné des sommes gigantesques et qu'à tout prendre leur tutelle économique peut être bénéfique pour ceux qui l'acceptent. Ces raisons très raisonnables ne peuvent rien contre la passion et la fièvre obsidionale. Ajoutons que des faits trop réels, qu'il est facile d'exploiter et dont on exagère naturellement l'importance immédiate ou relative, permettent de brandir aussi contre les Etats-Unis l'accusation de racisme ; toutes les écluses de l'indignation sont ainsi ouvertes, mais, bien entendu, en une direction unique. Or le monde libre n'a pas réussi, et les Etats-Unis moins que personne, malgré les ambitions de leur prétendue technique psychologique, à se doter d'une propagande aussi pénétrante et massive que celle dont il subit les effets. Il faudrait, d'autre part, savoir opérer avec plus de tact et de souplesse, en pratiquant l'art d'agir autant que possible par personnes interposées et dans des conditions qui ne soient point transparentes. Mais il y a plus encore, quoique ce ne soit pas nécessairement plus grave. Un lustre plus tôt à peine, les Etats-Unis faisaient face à ce qu'on disait être le monde communiste. Le langage modelant la pensée, on en concluait que ce monde était un énorme bloc homogène ayant Moscou pour capitale. Or, avec une rapidité qui a devancé les plus audacieuses prévisions, voici que le grand schisme est devenu patent. On peut le tenir pour durable et profond, non pas tant à cause de polémiques injurieuses qu'on oublie quand il le faut, ou de controverses doctrinales qui ne sont qu'un oiseux verbiage, qu'en raison d'une rupture des niveaux qui a bien l'air de correspondre à des réalités décisives. Par sa nouvelle classe au moins, la classe dirigeante des parvenus et des profiteurs, la Russie s'est nettement engagée en un processus d'embourgeoisement qui, une fois de plus en son histoire, la pousse à s'occidentaliser. La Chine est au contraire un pays qui se dit prolétarien, égalitaire et ascétique, les lois démographiques suffisant d'ailleurs à la maintenir à cet étiage. Le duel entre les deux frères ennemis, dirigé en théorie vers une problématique réunification, ne peut que multiplier dans le monde communiste Biblioteca Gino Bianco 137 et progressiste les tiraillements, lés forces centrifuges, les tendances autonomistes ou nationalistes. Que les dirigeants russes aient été contraints de reconnaître officiellement le droit qu'a n'importe quel peuple d'aller au «socialisme» par les voies qui lui conviennent, qu'ils se soient, ce faisant, ralliés au titisme alors que la thèse du communisme national fut longtemps l'objet de tous les anathèmes, voilà qui est d'une importance capitale et qui montre bien qu'en dépit de certaines récurrences de l'ancienne idolâtrie, l'époque stalinienne est révolue; entendons, celle du communisme monolithique. S'il en est ainsi, n'en faut-il pas conclure que les règles majeures de l'escrime diplomatique doivent admettre certaines inflexions? Longtemps il parut évident que, pour tenir tête au bloc stalinien, le bon sens imposait la création d'un autre bloc aussi cohérent que possible : tactique primaire et qui n'allait pas sans danger, car c'est ainsi qu'on prépare la guerre générale, mais qui paraissait imposée par les plus élémentaires réactions de défense. Aujourd'hui que nous avons en face de nous un ensemble plus divers et plus mouvant, nous devons comprendre que la meilleure politique est celle qui a chance d'augmenter les divisions et les contradictions réelles ou virtuelles dans la confuse armée révolutionnaire; en particulier, on ne saurait trop guetter les occasions d'élargir le fossé entre Moscou et Pékin. Par contre, doit être tenu pour regrettable tout ce qui contraint Soviétiques et Chinois à retrouver un accord momentané, fût-il de façade et borné aux automatismes oratoires. On nous a dit mille fois, dans la langue métaphorique des journalistes modernes, que le Kremlin profitait des divergences de vues entre les Alliés pour enfoncer ses coins dans les interstices ; c'est de bonne guerre, et nous devons désormais être assez ingénieux pour riposter dans le même style. Il n'y/ a plus dans le monde un bloc dressé en face d'lJil bloc, mais deux coalitions adverses, peutêtre également plastiques et hétérogènes : ce n'est pas du tout la même chose et, du point de vue de la préserv~tion de la paix, il est permis d'en augurer mieux. CE N'EST ÉVIDEMMENT PAS dans une revue comme celle-ci qu'on peut se proposer de suivre l'actualité au jour le jour ; quand paraîtra cet article, qui et quoi tiendront l'affiche ? Notre seule intention est de situer sur la toile de fond que nous venons d'esquisser deux problèmes par eux-mêmes assez limités, mais qui contiennent en ~uissance le destin de l'Amérique latine et celui aussi de l'Asie du Sud-Est. Ce qui importe, c'est d'y bien voir l'intersection ou la convergence des lignes de force. N'était l'importance stratégique décisive, diton, de la mer des Antilles qui conduit à Panama, n'étaient aussi et surtout les amers ressentiments r

138 qu'a laissés dans la conscience américaine le déroulement de la révolution cubaine où le nain narguait impunément le géant sans que les armes indirectes ou économiques aient pu le réduire à la raison, on éprouverait un certain malaise en voyant avec quelle brusquerie les Etats-Unis sont intervenus dans les luttes entre les factions et les caciques de Saint-Domingue. Si le seul fait de soupçonner des contaminations castristes ou communistes motive l'envoi des marines, si l'on se résout ainsi à écraser la subversion dans l'œuf, la porte est ouverte à bien des aventures et l'on comprend qu'aient été vives les inquiétudes latinoaméricaines. Force est bien de convenir que l'affaire fut mal présentée, mal engagée, d'autant qu'on ne voyait pas l'impérieuse nécessité de compromettre un précieux capital moral, alors qu'on avait deux ans plus tôt remporté une victoire insigne. Nous désignons ainsi, sans donner dans l'emphase, l'éclatant succès remporté par le président Kennedy lorsque, sous menace d'intervention immédiate, il obtint que fussent retirées les fusées que les Soviétiques étaient en train d'installer à Cuba ; cette opération, d'une tout autre ampleur, se situe dans la même perspective générale que le débarquement à Saint-Domingue dont on s'entretient présentement. Belle occasion pour les puristes de montrer qu'on est constamment ligoté dans les principes abstraits, car enfin il est bien clair que, si l'on s'en tient à l'état actuel du droit international et aux dogmes de l'indépendance nationale, rien ne saurait empêcher un Etat souverain de disposer à l'intérieur de ses frontières des armes qu'il est à même de se procurer et que, naturellement, il déclare défensives. Mais la démonstration étant ainsi faite une fois de plus que le politique ne se confond ni avec le droit pur, ni avec la logique, ni avec la morale, personne ne refusera un assentiment sans réserves et de nature toute pratique à l'initiative de la Maison Blanche qui voyait grandir tout près des centres vitaux américains un danger formidable. Kennedy, qui se montra bon disciple de Foster Dulles et sut très réellement avancer jusqu'à voir le fond du gouffre, fut bien payé de son courage puisque Khrouchtchev lâcha pied sur toute la ligne, abandonnant Castro qui, dès lors, ne pouvait plus rien par lui-même. Cette reculade sensationnelle, dont on a trop peu parlé et qui aunüt été inconcevable au temps de Staline, a certainement entraîné une forte baisse du prestige communiste dans les pays latino-américains et elle peut expliquer en partie les échecs subséquents des communistes au Venezuela, au Brésil et au Chili, car tout est lié. Les pessimistes diront que le recul soviétique a été immédiatement utilisé sur place par les Chinois, mais il serait téméraire d'affirmer que la substitution fut réussie. Au total donc, l'opération Kennedy mérite rétrospectivement toutes les approbations, tandis que la présente opération Johnson à Saint-Domingue laisse perplexe. BibliotecaGino Bianco \ LE CONTRAT SOCIAL Elle ne peut exciper de motifs aussi valables, elle n'écarte pas les suspicions, elle répand autour d'elle une odeur d'impérialisme mal camouflé. Il se peut que les conseillers du Président, aiguillonnés par le sentiment qu'on s'était montré mou et lent à l'égard de Castro, aient été cette fois trop nerveux. Etait-il sûr que le castrisme allait s'implanter sur une autre île ? Faudra-t-il envoyer les marines partout où un gouvernement sera suspecté de gauchisme et de complaisance pour les communistes ? On voit trop à quoi conduiraient des raisonnements par extrapolation. Piquée dans l'immensité de la carte, la crise dominicaine rend cruellement sensible une double nécessité. Les Etats-Unis ne sauraient consacrer trop d'efforts à consolider les organisations fédérales du type international ou interaméricain qui, en l'occurrence, ont lamentablement donné une fois de plus la preuve de leur impuissance; c'est leur lenteur qui pousse parfois à la brutalité, laquelle ne résoud rien. Et l'on revient toujours à l'urgence de développer l'application des plans d'aide économique. Sans doute, et nous en convenons aisément, les chances du communisme ne sont pas proportionnelles à la seule misère des masses, mais il ne faudrait pas que, sous prétexte de ne pas donner dans une interprétation simpliste et démagogique, on en vînt à nier ce qui doit tout de même être pris au sérieux et conçu comme impliquant un grand devoir de justice et de réhabilitation. Personne n'ignore que, la République Argentine exceptée, l'Amérique latine fut dans son ensemble et jusqu'à ces dernières décennies une terre d'exploitation coloniale. C'est bien ce que les schématisations de la propagande s'acharnent à inscrire au passif des.seuls Etats-Unis : pour en finir avec cette accusation, il leur faut développer la grande croisade contre la faim et contre l'accablante servitude. Ce n'est pas tâche facile, on s'en doute. Kennedy a eu la chance de mener à bonne fin en quelques heures la forme la plus èénigne de la guerre préventive, celle-ci s'étant réduite au chantage ; mais la révolution préventive est une œuvre complexe et de longue haleine qui suppose sagesse et courage. Au VIETNAMt,out est, si l'on peut dire, plus tragiquement simple. Les Français évincé~, le statut provisoire tracé sur le papier, il fallait constituer en bastion défensif la moitié sud du pays. Les Américains étaient condamnés à trouver ce que les Français avaient désespérément cherché et dont ils allaient aussi vainement recommencer la quête dans le Maghreb, c'est-à-dire des gouvern2.nts indigènes dont ils pourraient se borner à épauler l'action sans trop se montrer. Les Français avaient misé sur Bao-Daï et ce fut un mauvais choix ; les Américains crurent pouvoir compter sur Diem qui avait toujours dit ne pouvoir cornbattre le communisme que s'il avait d'abord l'indépendance. Une expérience p2.tiem-

L. EMBRY ment prolongée, aidée, financée, pendant huit ou ne~ ans, ~~ fut pro~table en définitive qu'à la police politique et a un clan de prébendiers. L'heure vint où l'on jugea préférable d'abolir ce qu'on avait si coûteusement édifié et entretenu. Mais alors, le voile étant déchiré, tout est devenu ostensible. Des factions bien incapables de former un gouvernement efficace qui recevrait légalement l'assentiment populaire, des masses déi:rioralisées par d'innombrables déceptions et qui ne trouvent plus en elles de conscience nationale ni d'ardeur combative, des communistes qui apportent la grande tentation du meilleur ou du pire. Tout glissant vers le plus bas, il ne restait a~x América~s, en ~ette pulvérulence, qu'à sortir de la coulisse et a compter sur leur immense supériorité militaire. Solution toujours mauvaise mais à laquelle ils étaient acculés sous peine d; tout perdre et de laisser vaciller ou s'effondrer en son entier le secteur du Pacifique. ...Pers,onn~n'imagine que l~s Américains puissent etre deloges de leurs bases vietnamiennes, pas plus que de Formose. On ne saurait leur reprocher d'avoir voulu empêcher une catastrophe, ni d'avoir dénoncé la· forme d'ingérence constituée par la contrebande des armes et des effectifs ni même <l'a.voir rudem~I?-t démontré qu'ils p~ssèdent la puissance mater1elle et sont en mesure d'inviter l'ady~rsaire, à la pru~ence. Cela dit, reste que la pos!tlon d une armee occupante, qui ne peut ~x~i~er en faveur ,d~ sa présence que d'arguments J~idique~ peu serieux, qu'entoure une population hostile ou sceptique, n'a rien de très confortable et ne peut être indéfiniment prolongée. La guerre d'usure, l'extermination au détail ne donnent pas de résultats concluants; tout le ~onde reconnaît qu'il faudra un jour ou l'autre ebaucher un nouveau statut de la péninsule. L'exemple récent de la guerre d'Algérie montre assez comment les refus claironnants sont des étapes du glissement vers le compromis. Si l'on pose en principe que le communisme e~t une, entité immuable, que le monde commu- ~s.t~ re,c,usep_arn_ature l'opportunisme, la plasttcite,, 1 evol~tion mterne, il, n_e reste plus qu'à s~ preparer a la guerre nuclerure ; mais ce fatah~me est démenti par l'histoire des vingt dernières années et rot?- voit bien_que le complexe admet des combinaisons multiples. Le trait le plus remarquable peut-être dans le développement de la crise vietnamienne, c'est la façon dont elle révèle la tiédeur de la Russie et même de la Biblioteca Gino Bianco 139 Chine. Cela ne s'entend n-iturellement point des propos, qui sont virulents comme il sied, mais enfin, qu'en est-il des actes, que recouvrent de positif les rumeurs sur l'envoi des fusées, des avions et des volontaires ? Il se pourrait que la Chine soit pour le moment plus retenue que poussée par son désir d'accroître d'abord son armem~nt atomique, ce qui, aux yeux de certains mili- !11res de l'école de MacArthur, inciterait plutôt a pro~oquer la ~uerre préventive. Mais enfin, puisqu on ne les suit pas, puisque de part et d'autre on se montre circonspect, ne serait-ce pas parce qu'on tâtonne vers la transaction d'abord secrète? B~lle parti~ diplomatique que celle où l'on pourrait envenimer les différends russo-chinois au prix d'une neutralisation garantie et surveillée du \~ïetn;1m. Les chimères sont telles tant que les situations ne sont pas mûres ; il existe dans le monde trois frontières factices qui sont des plaies vives, celles qui séparent les deux Allemagnes, les deux Corées, les deux Vietnams. Ne faut-il pas qu'elles s'effacent ou s'abaissent ? On vient de fêter le dixième anniversaire de la libération de l'Autriche, par application d'un traité exemplaire qui n'a jamais fait l'objet de la moindre critique. Qui aurait cru, parmi les réalistes que deux ans après la mort de Staline, les Russe~ lâcheraient Vienne et, en un secteur au moins se rallieraient à la sagesse ? ' En définitive, nous prenons mieux conscience du fait qu'à travers le réseau très embrouillé des guerres, des tractations, des convulsions sociales, les Etats-Unis sont en quelque sorte astreints à endiguer de leur mieux la m1rée communiste. N~us n'~von~ point la naïveté de penser qu~ cela puisse s expliquer par une vocation magnanime • A ) • • • A , nt meme qu une action aussi vaste puisse etre purifiée de tout alliage peu honorable. Nous admettons sans fard que la raison majeure de la constance américaine dans le combat n'est d'abord pas essentiellement différente de l'instinct de êbnservation, de la défense du prestige et de l'int_;êrêvtital. Mais quoi, quand Atlas porte un monde, allons-nous passer notre temps à nous dire offusqués par ses inélégances et même à rire de ses faux gestes ou de ses mauvais pas ? Certes, nous devons reven~iquer le droit absolu de ne pas toujours l'admirer, et même de ne pas toujours le suivre. Reste que_si Atlas trébuchait et tombait, qui donc ramasserait son fardeau et quel serait notre sort? LBON EMERY. ,

ENTRETIENS AVEC MAXIME GORKI par N. Valentinov J'AI FAIT LA CONNAISSANCE de Gorki à la fin de 1905, lors d'une entrevue, à Moscou, avec Krassine, le futur commissaire du peuple. Gorki était déjà en pleine gloire. Ses œuvres complètes en étaient, ce me semble, à leur septième édition, et sa pièce, Les Bas-Fonds, montée en 1902 avec grand succès par le Théâtre d'Art de Moscou, avait été rééditée quatorze fois en une seule année. Dès que Gorki entrait dans un restaurant de Moscou ou de Pétersbourg, l'orchestre attaquait en son honneur l'air qu'on chante dans Les Bas-Fonds: « Le soleil se lève et se couche, mais sombre est ma prison » et que le Théâtre d'Art avait popularisé dans toute la Russie. Bien des années plus tard (en 1915), Gorki me dit que ce chant mélancolique lui donnait la nausée et qu'il ne pouvait plus l'entendre. Il le détestait autant qu'un « chausson aux carottes ». cc Aussi longtemps que je vivrai, m'écrivait-il en 1930 en plaisantant, la flamme de ma haine pour les carottes ne s'éteindra pas dans mon cœur. » En 1905, Gorki était au physique le même que dans l'admirable portrait que Sérov avait fait de lui quelques années plus tôt. Ses traits n'étaient pas aussi laids ni aussi durs que lorsqu'il prit de l'âge; sa face ne ressemblait pas encore à celle d'un morse moustachu et il n'avait pas encore troqué sa tignasse contre des cheveux raides coupés en brosse. Démonstrativement, il refusait de s'habiller à l'européenne. Il portait une chemise noire boutonnée sur le côté et serrée à la taille par une ceinture, de larges pantalons enfoncés dans de hautes bottes. Les artisans un peu cossus, les jockeys sur les champs de courses, les calicots de Kitaï-Gorod (la Ville chinoise) à Moscou s'habillaient de la même manière. Au fond, l'accoutrement était très «petit-bourgeois ». On ne voyait pas très bien pourquoi Gorki paradait làdedans, lui qui avait déclaré la guerre à tout ce qui était« petit-bourgeois »ensoi ou en apparence. Néanmoins, ce n'était pas cela qui attirait l'attention quand on le rencontrait pour la première fois, mais sa façon de parler. Il prononçait « o >> Biblioteca Gino Bianco en appuyant fortement, alors qu'en Russie centrale l'usage voulait qu'on dise « a ». Les ouvriers, les paysans, les gens du commun des petites villes de pays perdus comme la province de Vladimir ou de Nijni-Novgorod parlaient de même et Gorki était originaire de ces contrées. Léon Tolstoï, dès son premier entretien avec Gorki, éclata de rire : «Oh, point n'est besoin de demander d'où vous êtes, on le voit tout de suite à votre manière de prononcer les o. » Et Fédor Chaliapine, avec lequel Gorki était très ami, lui donnait souvent ce conseil : «Alexis Maximytch, évite de pérorer sur la philosophie, elle est brouillée avec ton jargon. Dès que tu commences à en parler, il en sort une mixture de français et de patois de Nijni. » Gorki se rendait compte luimême que sa façon de prononcer le cc o », contraire à la manière de Moscou et de Pétersbourg, donnait à son parler un accent très provincial, très fruste, qui ne s'accordait pas avec les grands thèmes cc universels » qu'il aimait aborder. Malgré ses efforts pour avaler le « o », il ne put jamais se débarrasser de ce travers. En 1906, Gorki partit pour l'étranger. Après un séjour en Amérique, il s'installa en Italie, à Capri. Il· ne voulait pas vivre en Russie où, après les « journées rouges » de 1905, la réaction relevait de plus en plus la tête. En outre, sa santé (il était tuberculeux) l'obligeait à habiter dans des régions plus chaudes. Il ne revint en Russie qu'en 1912. A partir de ce moment, nos relations reprirent et, jusqu'au milieu de 1918, j'eus pendant quatre années très souvent l'occasion de le voir ou d'échanger des lettres avec lui. Cette correspondance continuait encore en 1930, après que Gorki, qui' en 1921 avait de nouveau quitté la Russie, se fut installé à Sorrente. Ce sont des impressions tirées de mes entretiens avec Gorki que je voudrais donner. Loin de moi l'idée de faire une sorte de « portrait ». Le personnage a trop d'env~rgure et il ~st trop complexe pour qu'il puisse terur tout entier en quelques pages.

N. VALENT/NOV EN 1913, Gorki revint en Russie complètement rétabli, plein d'énergie et la tête remplie de vastes projets. A cette époque, il entra en relations amicales avec I. D. Sytine, le principal comm~ditaire et au fond le propriétaire de la plus grosse maison d'édition russe et du Rousskoié Slovo, le quotidien le plus répandu. Le tirage du Rousskoië Slovo augmen~ait ~'ann~e en année et, pendant la guerre, 11 depassait 1.000.000 d'exemplaires, chiffre jusqu'alors jamais atteint. Mais Sytine, futur Américain russe, ne se contentait pas des succès obtenus. Il entendait donner à son affaire plus d'extension encore. En 1914, il entra en pourparlers pour l'achat de Niva (le Champ), revue illustrée, très populaire en Russie, qui avait un gros tirage et derrière elle une longue existence. Les suppléments de la revue donnaient (ce qui accroissait considérablement le nombre de ses lecteurs) les œuvres complètes d'écrivains connus russes et étrangers. En 1919, Sytine, par l'intermédiaire de la Banque russo-asiatique et moyennant trois millions de roubles-or, mit la main sur cette publication de la société anonyme Marx, y compris les biens et les droits que celle-ci possédait. En même temps, Sytine se proposait de monter ses propres fabriques de papier, au lieu d'importer la pâte de Norvège ou de Finlande. Le trust aurait eu ses propres forêts, ses fabriques de cellulose, ses services pour l'édition d'ouvrages scolaires, de livres, de revues illustrées, d'un journal, et son réseau de librairies pour la vente en gros et au détail. Quand on expliquait à Sytine le sens du mot « trust », il répondait : << C'est un mot que je ne comprends pas, mais je suppose que les trusts entendent gagner de l'argent ; moi jeveux instruire le peuple.» Gorki, au courant des projets de Sytine, ne se contentait pas d'approuver. L'envergure de Sytine l'emballait. Soumise à une bonne influence, l'affaire de Sytine, financièrement sûre et disposant de services techniques bien au point, pouvait être une base solide pour le vaste travail culturel et didactique dont il rêvait. Et comme Sytine lui témoignait de grands égards et avait acheté, moyennant une très grosse somme, les droits d'édition de ses œuvres complètes, afin de les publier, en 1917, dans les suppléments de Niva, Gorki pensa qu'il serait bon d'utiliser son influence sur Sytine pour devenir, en fait, l'inspirateur et le conseiller de cette entreprise géante. « Sytine, disait-il, n'a pas de bons conseillers. Il dépense des sommes énormes pour donner de la pacotille, alors qu'avec le même argent on pourrait imprimer _de~ ch?s~s excellentes. et utiles. » Et, là-dessus, t1 enumera1tune longue bste d'ouvrages offrant un réel intérêt. Il avai,t _à,ce sujet un plan d'ensemble mûrement med1te : des journaux amusants pour enfants et adolescents, des publication~ populaires ~u~ la technique,. 1:histoire du travail, le matérialisme et le sp.tr1tualisme, les œuvres d'auteurs étrangers, celles de jeunes auteurs russes et beaucoup, beaucoup d'autres choses... Connaissant l'influence et le tirage croissants du Rousskoié Slovo, Gorki vouBiblioteca Gino Bianco 141 lait que là comme dans toutes les autres branches des éditions Sytine, sa « ligne » fût suivie et que ces branches fussent confiées à de:; hommes dont les convictions se rapprochaient ~es siennes..~a~s courir le risque d'être compromis par les v1c1ss1tudes politiques du journal, Gorki aurait pu y passer des articles, en faire une chaire pour s'adresser au pays. J'ai failli écrire : pour sermonner le pays, car un ton socialement accusateur et J?Ontifiant était sans conteste le propre de Gorki. A preuve, l'article du Rousskoië Slovo où il critiqua vertem~nt le Théâtre d'Art d'avoir porté à la scène Les Possédés, de Dostoïevski : selon lui, l'œuvre était nuisible et réactionnaire. Plusieurs années durant, je collaborai au Rousskoïé Slovo et fus même implicitement l'adjoint du rédacteur en chef, car V. M. Dorochévitch, qui habitait Pétersbourg et voyageait beaucoup à l'étranger, restait parfois six mois sans mettre le~ pieds au journal. Peu de temps avant que Gorki revînt de l'étranger, je quittai le Rousskoïé Slovo. Estimant que j'avais été «impatient», Gorki me désappr0uva. Il entra en pourparlers avec Sytine pour que je reprenne ma collaboration au journal et m'invita à venir le voir à Pétersbourg pour examiner la question. C'est ainsi que commencèrent mes rencontres avec Gorki. Mais en 1914, la guerre ayant éclaté, je crus bon d'interrompre les pourparlers au sujet de mon retour au Rousskoïé Slovo. J'avais la guerre en horreur et ne croyant pas que la Russie pouvait vaincre, donc convaincu qu'il fallait faire la paix au plus vite, j'étais incapable de diriger le journal dans l'esprit chauvin et selon les mœurs zoologiques que requiert le journalisme au service de la guerre. Sytine, qui insistait pour que je reprenne ma place à la rédaction, ne pouvait pas le comprendre. Gorki, bien entendu, me comprit parfaitement et pendant la durée de la guerre cessa de me parler du Rousskoïé Slovo. .Mes relations avec Gorki n'en furent pas affecté~._ Au contraire, nos rencontres en 1915 et 1916 devinrent de plus en plus fréquentes et me permirent de le mieux connaître. Rappelons que de 1907 à 1913, Gorki s'était beaucoup rapproché du parti bolchévik. Très habilement, Lénine l'attirait à lui. Sur son invitation, Gorki avait même assisté à la Conférence de Londres avec voix consultative. Et plus tard, à Capri, avec le concours de Bogdanov, Lounatcharski, Bazarovet Alexinski, il organisa chez lui une école pour les ouvriers bolchéviks venant de Russie. Gorki accepta même de tenir la rubrique littéraire de la revue bolchévique Prosviéchtchénié (l'Education) qui, en 1913, paraissait à Pétersbourg. Mais son action p:>litique et sociale, ayant partie liée avec les bolchéviks, ne le satisfaisait nullement. En 1914, à l'une de nos premières entrevues, Gorki, qui avait l'habitude de répéter maintes fois la même chose avec de légères variantes, me dit : Lénine est un homme remarquable, très remarquable. Et les bolchéviks sont des durs. Malheureusement il y a chez eux trop d'histoires pour des riens

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