Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

64 l'état réel de l'agriculture, à l'exemple de Khrouchtchev en novembre 1953. Mais alors que Khrouchtchev, avouant que l'agriculture « la plus mécanisée du monde» était tombée au-dessous du niveau atteint sans mécanisation sous le tsarisme, en rendait Malenkov seul responsable, bien que la responsabilité incombât à Staline et à tout son entourage, Brejnev s'est gardé de mettre en cause nommément Khrouchtchev, se bornant à des allusions au « subjectivisme », aux immixtions de « gens incompétents dans le domaine de la science », allusions qu'il sera permis d'interpréter comme visant à la fois Khrouchtchev et Lyssenko ainsi que leurs auxiliaires. (Mais si le Premier secrétaire du Parti n'a pas à se mêler d'agronomie, en quoi Brejnev aurait-il compétence plus que Khrouchtchev?) Il y eut manifestement des cas où Khrouchtchev prit sur lui d'improviser des décisions proprio motu et de mettre ses collègues devant un fait accompli, mais dans certaines limites, ce que prouvent plusieurs discours et mémorandums publiés après coup, et sûrement pas sur des questions fondamentales affectant l'orientation générale de la politique économique : par exemple sur l'exploitation des terres vierges, qui mit en jeu d'importants chapitres du budget et de vastes ressources en machines, en main-d'œuvre. Brejnev ne pouvait rendre Khrouchtchev personnellement responsable de l'incurie, du désordre, de l'autoritarisme administratif, des méthodes stériles de gestion qu'il dénonce, sans accuser solidairement tout le Secrétariat et le Présidium et le Comité central qui ont toujours approuvé les actes et les paroles du Premier secrétaire. A moins de dévoiler dans qu~lle~ conditions ce dernier put imposer son omn1sc1ence. A LA MI-AOUT 1964, donc deux mois avant sa démission volontaire-obligatoire, Khrouchtchev avait fait au Kazakhstan une de ces tournées d'inspection et d'exhibition où il se complaisait tant et prononcé des mots que non seulement le public saturé de verbiage, mais aussi les soviétologues professionnels ont vite oubliés, et qu'il vaut la peine de remémorer avant l'oubli total. Pérorant à Tsélinograd, chef-lieu des terres ci-devant vierges, ils se réjouissait des perspectives rassurantes d'une récolte exceptionnelle, notamment en ces termes : «Par leur labeur, par le blé qu'ils ont produit, les travailleurs des terres vierges ont cloué le bec aux ennemis de l'Union soviétique. » Cela signifie implicitement que dans les années précédentes, par défaut de labeur, les travailleurs n'avaient pas produit de blé et s'étaient abstenus intentionnellement de clouer le bec aux ennemis de l'Union soviétique. Et de quels« ennemis » est-il question alors que tous les pays capitalistes rivalisent d'empressement à commercer avec Moscou, lui fournissant à crédits de plus en plus longs de quoi surmonter ses difficultés les plus aiguës ? BibliotecaGino Bian-co LE CONTRAT SOCIAL A l'occasion de ce voyage au Kazakhstan, la Pravda prévoyait une récolte globale couvrant tous les besoins de la consommation et permettant de reconstituer une bonne partie des stocks. Les Izvestia supputaient sur un mode lyrique inhabituel les moissons prochaines. Un Anglais ignare et obtus, et cossu, Mr. Roy Thomson, propriétaire d'une grande « chaîne » de journaux britanniques, et accompagnant Khrouchtchev dans sa tournée, faisait la leçon au monde entier en ces termes : « Les progrès réalisés par !'U.R.S.S. dans des domaines encore inconnus de nous en Occident sont stupéfiants (...). Nous autres Occidentaux devons travailler et progresser encore plus que nous ne le faisons. Nous devons également revenir sur quelques-unes de nos erreurs [lesquelles?] si nous voulons relever le défi [ ?] communiste» (dépêches A.F.P. du 15 août). Mais peu de temps après, que restait-il des vantardises de Khrouchtchev et des non-sens du gros bourgeois britannique? Le 27 octobre, une dépêche de Winnipeg annonçait l'achat soviétique de 2 millions 904.400 quintaux de blé et de farine au Canada, payables au comptant et livrables de novembre à juillet, en partie à Cuba. Le Monde du 15 janvier dernier signalait la vente de 2 millions 500.000 quintaux de blé français, à livrer dans les ports de la Baltique et de la mer Noire. Et Brejnev vient de reconnaître dans son récent rapport, tout en promettant une forte augmentation des prix payés par l'Etat aux kolkhozes pour leurs céréales : « Le volume des achats prévus ne satisfera pas pleinement les besoins grandissants du pays et ne permettra pas la constitution de réserves; aussi faudra-t-il organiser également l'achat de surplus éventuels (...). Les tarifs appliqués à ces achats seront supérieurs de 50 % aux prix de base (...). L'Etat est prêt à assumer des frais supplémentaires p0ur ces opérations de stockage... >> Même sans ces démentis infligés à l'optimisme de Khrouchtchev et de Mr. Roy Thomson, n'importe quel observateur sérieux des affaires russo-soviétiques sait que les terres dévirginisées de l'ancien Turkestan ne donnent en moyenne qu'une bonne récolte en cinq ans, à condition d'y mettre un prix exorbitant. Le montant de la récolte de 1964 n'a même pas encore été révélé au printemps de 1965 et Khrouchtchev s'est abstenu soigneusement de faire allusion aux prix de revient. On a cependant des renseignements fragmentaires et significatifs. En novembre 1963, le rendement avoué dans la région de Pavlodar au Kazakhstan a été de 1,8 quintal à l'hectare, inférieur au poids de la semence. En 1964, il a fallu mobiliser dans toute l'Union soviétique et transporter par avion 27 .ooo mécaniciens et conducteurs de tracteurs pour rentrer la récolte (et en perdre une bonne partie en route). Les histoires de matériel abandonné sous les intempéries, de machines détraquées faute de soins ou de pièces de rechange, de gabegie et de gaspillages fantastiques, empruntées à la presse soviétique

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