Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

112 admiratives et amoureuses, la loi sévère, précise et impérative de la morale » (pp. 26-27). Ne nous y trompons pas. Cette marche en avant n'est nullement louable, et Proudhon ne peut approuver qu'on tourne de quelque façon que ce soit la loi impérative de la morale : « La faculté esthétique (...) ne tient pas le haut rang, pas plus dans l'opinion que dans l'histoire. Son rôle est celui d'un auxiliaire; c'est une faculté plus féminine que virile, prédestinée à l'obéissance, et dont l'essor doit en dernière analyse se régler sur le développement juridique et scientifique de l'espèce. Le progrès de l'art, s'il y a progrès, n'aura pas sa cause en lui-même : il recevra son accroissement du dehors » (p. 27). Proudhon, on le voit, reprend ici tous les thèmes qu'il avait utilisés pour ou contre les artistes et les fait converger, non seulement contre l'auton~mie de l'art mais contre l'idée d'une action efficace de l'art comme moteur du progrès. L'artiste est explicitement cons~déré ~omme. un être femelle, un être passif, qui reçoit son 1mpuls1on du dehors. La collectivité inspire les artistes et les forme, et ils ne sont rien en dehors d'elle. S'ils tentent d'échapper à cette condition, ils sont perdus, ils périront tout entiers. « Quelques amateurs de leur bord leur feront peut-être l'aumône d'un compliment; la multitude passera à côté d'eux sans les voir, et ils s'éteindront dans l'oubli. » Tel Delacroix châtié de s'être ridiculement attaché à ses « impression; personnelles ». Ses « impressions personnelles »••• Proudhon remâche avec indignation cette expression de Delacroix. « A quoi, bon Dieu ! tout ce barbouillage peut-il me servir ! » finit-il par s'écrier (pp. 122 à 127). C'est que Delacroix peint S~rdanapale, Lazare ou Méphistophélès, comme Ingres pemt Homère ou le Vœu de Louis XII. « Les quatre cinquièmes de l'œuvre de Delacroix sont niaiserie pure. » Quant à l'autre cinquième, il est « suspect » : comment admirer vraiment son Boissy d'Anglas quand on s'aperçoit que, dans ce tableau, « la cause d~ peuple est complètement méconnue et sacrifiée » (p. 128) ? Il faut lire les considérations historiques qui accompagnent ce jugement: c'est la critique d'art comme on la conçoit aujourd'hui à Moscou. Ailleurs, c'est un tableau de David qui, admiré au premier regard, est ensuite rejeté par raison philosophique : ce n'est pas l'art romantique qui est en cause, mais l'art sous toutes ses formes. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Que Proudhon le libertaire aboutisse à des vues qui ne sont pas fondamentalement différentes de celles des maîtres de la Russie soviétique, cela surprend d'abord. Mais après tout, il ne pouvait guère y échapper, si l'on prend garde aux définitions qu'il donne de l'art. Il en donne plusieurs, qu'on ne peut toutes reprendre ici. Mais elles expriment toutes la même pensée : « L'art, ainsi que la liberté, a pour matière l'homme et les choses; pour objet de les reproduire en les dépassant; pour fin la Justice », écrivait-il en 1858 (De la Justice ... , III, p. 107). Et dans le Principe de l'art (p. 43) : « Je définis donc l'art : une représentation idéaliste de la nature et de nous-mêmes, en vue du perfectionnement physique et moral de notre espèce. » Il dit aussi (p. 367) qu'il veut « réconcilier l'art avec le juste et l'utile », et encore (p. 371) que « dans toute œuvre d'art on doit considérer en premier lieu l'idée même de l'œuvre, son but pratique, et en second lieu l'exécution». L'œuvre d'art a donc pour cause efficiente la société, pour cause finale l'espèce et son perfectionnement, pour cause formelle la justice. La création esthétique échappe donc entièrement à l'individu, elle est un aspect de la vie collective. Il y a là une intégration proprement totalitaire dont l'artiste est prisonnier, de même que la femme, chez Proudhon, est prisonnière de la cellule familiale. C'est là un effet curieux, mais non déroutant, de la lutte contre l'absolu qu'exalte la Philosophie du progrès. Comte lui aussi était orgueilleux d'avoir, le premier, énoncé que tout était relatif. Mais c'est là un relatif qui conduit à un dogmatisme identique à celui de l'adversaire. L'absolu contre lequel on lutte est un absolu statique. Et le relatif qu'on lui oppose est une évolution nécessaire (physiquement ou moralement) qui n'est pas moins contraignante. Obsédé par l'évolutionc ollective Proudhon n'a pas vu que les hommes peuvent être perfec~ tionnés, non l'espèce. Qu'il n'ait pas aperçu que les grands artistes du passé ont accompli un aspect de l'humanité en leur personne, passe encore. Mais il n'a pas su non plus qu'il avait existé des justes, et il ne semble pas qu'il ait imaginé qu'il en existerait jamais. La société parfaite se fondera sur la justice et l'art y aura sa fonction. Mais si elle est vraiment parfaite, on n'y verra ni juste ni artiste. Dans la société parfaite, l'homme enfin d . ' ' aura 1sparu. YVES LÉVY.

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