Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

PROUDHON CONTRE LES ARTS ET LA LITTÉRATURE Voici une lettre de Proudhon qui nous semble inédite. Du moins nefigure-t-elle pas dans les recueils de lettres de Proudhon. On verra, dans le commentaire qui la suit, qu'il s'agit d'une lettre adressée à Laurent-Pichat, propriétaire de la Revue de Paris. Paris, 23 mars 1856. Monsieur, J'ai reçu, par vos soins, les six premières livraisons de la Revue de Paris pour 1856; plus le recueil de vos poésies que vous avez bien voulu y joindre, sans vous souvenir que l'homme à qui vous les adressiez est accusé par vous quelque part de manquer d'idéal. Je ne vous remercie pas moins, Monsieur, et de grand cœur, de ce double envoi. La Revue m'est précieuse pour suivre le mouvement des esprits à l'époque actuelle; et vos poésies m'ont encore appris davantage. J'ai lu tout, vers et prose ; et je pourrais vous prouver, pièces en main, que si moi, pauvre pionnier de l'idée, je n'ai pas d'idéal, vous de votre côté, et vos collaborateurs, vous cherchez le vôtre. Mais ce sujet me conduirait trop loin, et quoi que je pusse dire, vous ne reconnaîtriez pas, en littérature, ma compétence. J'aime mieux vous dire, en quelques mots, ce que j'ai éprouvé en vous lisant, et ce qui me reste. Vos légendes sont toutes fort belles : on sent en les lisant, que vous poétisez sur un idéal tout trouvé, et qui ne vous laisse que la peine du style et de la musique. Aussi vous vous en acquittez à merveille. Vous êtes beaucoup moins heureux .dans la Chronique de Jacques et les Heures de patience, bien que dans ces deux séries vous ayez infiniment plus mis du vôtre. Mais ici l'idéal n'est pas fait ; vous allez dans la nuit; vous interrogez les hommes, les choses, les traditions, les instincts, les tendances ; et comme la formule suprême qui régit l'époque ne vous a pas été donnée, comme la muse ne s'est pas fait entendre, votre poésie ne coule plus, votre pensée semble parfois une macédoine. Ce n'est plus du chant, ce sont des pleurs, des rires, des sanglots, des blasphèmes, des invocations, des grincements de dents. Oh! monsieur, vous êtes poète, je m'en porte garant : mais tant que la spontanéité populaire, dans les sociétés primitives ; la raison philosophique, dans les sociétés avancées, n'a pas créé ou recréé l'idéal, la poésie est impossible. Biblioteca Gino Bianco Grâce donc, 1nonsieur, pour ceux qui ont renoncé volontairement à la poésie, à la littérature, à l'art, qui se sont hongrés de l'imagination, qui se castraverunt propter regnum cœlorum, afin de vous préparer ce sol, qui, sans ce rude défrichement, ne vous offrirait jamais que des épines ; grâce pour nos négations, notre critique, nos blasphèmes. Nous ne pouvons pas revenir à Charlemagne ; et la spontanéité d'une nation n'a pas deux règnes. La poésie a d'abord vécu du mythe; elle ne peut plus vivre que de l'idée, et votre salut, poètes du 19e siècle, dépend de notre génie et de notre audace. Votre n° du 15 mars nous annonce de la politique. Aurez-vous de la politique, plus que de la poésie? ...Si M. Barni continue sur Fichte comme il a commencé sur Kant, et si M. Bastide et leurs collègues, restent à cette hauteur, j'ose vous le prédire, vous n'aurez pas de politique, et la Revue de Paris est condamnée d'avance, comme le Siècle, à se traîner sur des lieux communs épuisés, ou à ne faire que des maladresses. Ce ne sera pas la faute des hommes : ce sera, comme pour vous, Monsieur, la faute du temps. La politique est à faire. Pardon, Monsieur, de faire ainsi avec vous acte de franchise, quand je ne vous dois que des remercîments. Je vous salue de cœur. P.- J. PROUDHON. Dès la. monarchie de Juillet, Léon Laurent-Pichat (1823-1886) mettait en vers ses idées sociales et politiques. Républicain, il sera, en 1871, élu à l'Assemblée nationale - où il siégera à l'extrême gauche - et il finira ses jours dans un fauteuil de sénateur inamovible. La lettre de Proudhon nous apprend que LaurentPichat lui avait adressé la Revue de Paris et ses Chroniques rimées, recueil qui venait de paraître et comprenait trois parties : Légendes, Chronique rimée de Jacques Bonhomme et Heures de patience. Dans la préface de ce recueil, il p~rlait de la « sainte supériorité de la poésie sur tout ce que le monde a de plus grand et de plus beau », il affirmait que « l'art est l'âme des civilisations ». Et comme le poète devait « accompagner de ses chants éternels la marche de l'humanité » et que le peuple venait d'entrer en scène, le poète allait être le Prospéro de ce Caliban, l'élever au-dessus du matérialisme envahissant du progrès matériel.

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