106 Justice est si rigoureusement bannie 76 ; c'est un vêtement étranger qu'ils portent avec gêne et qu'ils retoucheront sans doute un jour pour l'adapter à leur taille. Mais pour le moment, c'est l'idée marxiste qui domine, et personne ne songe plus à Proudhon. A quelle cause attribuer cette différence dans les destinées? Est-ce à la faiblesse du caractère de Proudhon, à son esprit brouillon? La cause, suffisante pour expliquer l'échec de l'homme de parti, ne l'est plus lorsqu'il s'agit de la doctrine. Est-ce à l'absence de mysticisme, d'inspiration apostolique chez Proudhon? Mais on en trouve encore moins chez Marx, qui n'a rien d'un apôtre illuminé, et qui, plein de confiance dans la nécessité inéluctable des transformations .sociales, a dédaigné de recruter des partisans et d'échauffer leur zèle, soit en fondant une sorte de religion, soit même en invoquant la justice. Est-ce à l'éloignement dans le temps, un peu plus grand pour l'un que pour l'autre? Est-ce aux circonstances plus favorables à l'un qu'à l'autre, la manifestation de Proudhon ayant été écrasée en germe par le Second Empire, tandis que l'œuvre de Marx a eu la bonne fortune de coïncider avec l'extension du suffrage universel chez les différents peuples, avec le développement intellectuel des classes populaires et l'expansion du génie germanique au dehors? Peut-être ; mais les véritables causes de-cette destinée si contraire de leurs doctrines se trouvent, à mon avis, dans les doctrines elles-mêmes plutôt que dans les circonstances extérieures. La vérité, c'est que Proudhon n'a jamais été compris, et c'est là la source de sa faiblesse. Que la loi sérielle dans la Création de l'ordre dans l'humanité, que l'antinomie et la synthèse dans les Contradictions économiques, aient · dépassé l'intelligence du vulgaire, cela importait en somme assez peu, car ces sortes de logogryphes n'étaient que de simples procédés d'argumentation contre la société ; et à vrai dire, la critique contenue dans le Capital n'est pas plus facilement accessible, l'ouvrage n'est pas lu sans doute plus fréquemment que les Contradictions. L'obscurité du raisonnement destiné à ébranler la société n'est pas un vice aux yeux de la foule, bien au contraire. Celle-ci éprouve toujours un respect superstitieux pour ce qu'elle ne comprend pas, mais à une double condition : c'est qu'on lui mette en pleine lumière et les souffrances qu'elle endure, et le but qu'on lui propose. Proudhon n'a jamais su y satisfaire. Rhéteur et sophiste, philosophe ironique et quelque peu sceptique qui s'amuse au jeu des idées, il s'attache plus à faire reluire son érudition de mauvais aloi, à faire parade de son bagage philosophique, à faire valoir l'agilité de son esprit devant une galerie de curieux et de dilettantes comme Sainte-Beuve, qu'à étaler les 75. Rouanet : « Le matérialisme économique de Marx et le socialisme français », in Revue socialiste, 1887, 5 articles. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES plaies sociales pour les faire toucher du doigt dans un mouvement de sincère émotion. C'est un artiste, un cérébral qui n'a pas de prise sur la masse, parce qu'au fond il n'est pas peuple; tandis que Marx, sans être un tribun populaire à l'éloquence enflammée, sait recueillir dans les faits, dans les enquêtes et les documents, des tableaux saisissants. de misère et de souffrance exposés dans leur réalité brutale, sans artifices de rhétorique, et propres par leur simplicité même à émouvoir les esprits les plus inertes et les cœurs les plus rudes. D'autre part, Proudhon a le tort .de vouloir reconstruire et de ne proposer qu'un replâtrage. Pour les simples, sa Banque d'échange, son papiermonnaie, tout son système de crédit gratuit comme ses ·propositions sur la propriété et le partage de la rente sont choses impénétrables et qui ne frappent pas l'imagination. Aux yeux des raisonneurs, ses réformes sont au contraire exposées avec assez de précision pour qu'il soit facile d'apercevoir les contradictions qu'elles renferment, le vice qui frappe de mort le crédit gratuit. Le but ne satisfait donc personne parmi les socialistes ; aux uns il paraît obscur et trop compliqué, aux autres impossible et d'ailleurs insuffisant ; pour aucun, il ne peut être l'objet définitif et complet des revendications ouvrières. Combien, au contraire, les promesses de Karl Marx sont plus habiles et plus larges ! A ceux qui souffrent, à ceux qui envient, il offre quoi? Tout, c'est-à-dire l'expropriation de la classe capitaliste. Voilà qui est simple, qui parie aux imaginations les plus rudimentaires, aux appétits les plus formidables ; voilà un but que tout le monde peut comprendre, et pour l'atteindre on affronterait la mort au besoin. On l'affronterait avec d'autant plus de confiance et d'inébranlable fermeté que le succès définitif est certain, l'avènement de l'ordre nouveau inévitable, Marx l'a affirmé, ce n'est qu'une question de temps. Comme moyen, il propose l'union des travailleurs, l'association de tous les opprimés par-dessus les barrières artificielles qui séparent les peuples, l'organisation d'une lutte de classes qui doit aboutir au triomphe des prolétaires. Voilà encore qui est ·clair, et bien propre à enflammer les cœurs par la grandeur du moyen et du but. Et avec cela, suprême habileté, la société future n'est même pas esquissée ; les chercheurs ont libre carrière pour construire l'édifice, ils ne sont arrêtés par aucun plan tracé d'avance qui donne prise à leur critique ou qui gêne leurs efforts ; les masses, satisfaites de connaître le but immédiat qui semble suffire à toutes les convoitises, n'ont pas besoin pour agir de savoir ce qui doit remplacer la société' actuelle. Elles organiseront dès maintenant la lutte pour l'expropriation capitaliste ; plus tard, il sera toujours temps de s'entendre lorsqu'il s'agira de p~rtager les dépouilles, de socialiser le travail, de faire fonctionner les moyens de production au profit de la collectivité. La foule, là-dessus, se contente de grands mots vagues, et
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