104 en France les coquetteries de la Revue des Deux Mondes 58 • Marx, au contraire, formé par la philosophie de Hegel, est entré dans le courant d'idées dominant en Allemagne. Voilà pourquoi Proudhon est désavoué par les socialistes allemands et rejeté par eux des rangs du « socialisme scientifique ». Et cependant la distance qui les sépare est moins grande qu'elle ne paraît au premier abord. Malgré tout le soin apporté par Karl Marx à bannir de sa volumineuse critique le mot de justice, l'idée en est tellement nécessaire, inhérente à l'humanité, qu'elle transparaît à travers les phrases et qu'elle jaillit à certains moments en dépit des efforts faits pour l'exclure. Certainement l'idée de justice est implicitement contenue dans des expressions telles qu' « exploitation du travailleur par le capitaliste », « servitude économique de l'ouvrier », « régime soutireur de travail non payé », et autres semblables qui fourmillent sous la plume de l'auteur du Capital. Au fond même, cette idée domine tout le livre ; à quoi bon, en effet, essayer de démontrer que le capitaliste profite gratuitement de la plus-value créée par le travail de l'ouvrier, sinon pour faire ressortir l'injustice d'une telle spoliation? Marx a la prétention de reconnaître un pur fait sans aucune considération morale ; mais lorsqu'il parle des forces antagonistes qui doivent faire craquer le régime du capital, ne suppose-t-il pas parmi ces forces la conscience de plus en plus développée parmi les travailleurs de la prétendue exploitation, de l'injustice qu'ils ont à subir? Cette idée de justice, Marx est donc obligé, au fond, d'en tenir compte, au moins comme d'une idée-force 59 qui se traduit par des faits ; et s'il la dissimule, ne serait-ce pas par préjugé scientifique? J'ai à peine besoin d'ajouter que l'idée religieuse, elle aussi, est totalement absente de l'œuvre de Marx. Pour lui, les religions ne sont que les compléments historiques des anciennes formes de production économique, et doivent disparaître avec elles 60 • Les plus hautes idées morales de l'humanité-sont ainsi rattachées, à titre d'accessoires, aux fonctions physiques et aux besoins des organes 61 • Proudhon, tout au contraire, est un esprit toujours hanté par des préoccupations religieuses. « J'ai été, dit-il quelque part, baptisé dans l'Eglise catholique et, dans une large mesure, élevé par elle 62 • » Il n'a pas été au séminaire, 58. De Lavergne : « Du libéralisme socialiste », juin 1848 ; Saint René Taillandier: « L'athéisme allemand et le socialisme français », octobre 1848. 59. Engels, l'ami de Karl Marx et l'exécuteur testamentaire de sa succession intellectuelle, semble le reconnaître lorsqu'il dit, en parlant du point de vue de la justice, que « ce qui est économiquement faux dans la forme, peut encore être historiquement vrai» (préface de Das Elend der Philosophie, pp. IX-X). 60. Le Capital, p. 31, 2. 61. Aussi a-t-on dit que dans la doctrine de Karl Marx tout se ramenait à une « question de ventre ». 62. De la Justice, t. I, p. 291. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES comme quelques-uns l'ont cru, mais à la manière dont il parle de la religion, il sent le défroqué. Il croit en Dieu, au moins par endroits, mais ses actes de foi sont ceux de l'ange rebelle. Il aime à se donner unt: tournure satanique, c'est un déguisement qui flatte son orgueil ; il adresse à Satan des invocations passionnées 63 , et se déclare lui-même armé « d'une dialectique suscitée de l'enfer 64 ». Il professe donc l'antithéisme, mais il a soin d'observer que l'antithéisme n'est pas l'athéisme 65 • Ailleurs il' affirme la Providence ~out en la ni~nt: « J'ai appris à mes dépens qu'aux mstants où Je me croyais le plus libre, je n'étais encore, dans le torrent des passions politiques auxquelles je prétendais donner une direction, qu'un instrument aux mains de cette immorale Providence que je nie, que je récuse 66 • » Il a beau la récuser, il l'invoque à tout propos, et Marx, là-dessus, ne lui épargne pas ses railleries : « La Providence, dit-il, est la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage philosophique de M. Prou- ,, ~h.on que s~ r~ison pure et évaporée 67 • » L'opposition de principe entre ces deux hommes se traduit donc dans le domaine religieux comme dans tous les autres. * )f )f ' 51 MAINTENANT nous jetons un coup d'œil sur le chemin parcouru, nous voyons l'antagonisme de Proudhon et de Karl Marx éclater dans leur point de départ philosophique, dans leur méthode, dans leur critique de la société dans leurs conclusions. Relativement à Karl Marx' Proudhon n'est qu'un conservateur et un modéré' . , qui se contente, comme il le dit lui-même dans sa lettre à Karl Marx en 1846, « de faire brûler la propriété à petit feu 68 ». Marx, qui affirme la d7s~ruct~on.~éces~aire ~u capital privé et du regrme individualiste, n a que du mépris pour les socialistes à l'eau de rose comme Proudhon dont il con~idère les efforts comme utopiques: Il ne peut lui pardonner d'avoir considéré comme des principes éternels et immuables des phénomène~, t~ls que la con~urrence, le capital et la propriete qui ne sont, a son sens, que des catégories historiques et transitoires 69 • « M. Proudhon dit-il, veut être la synthèse ; il est une erreur corn~ posée. Il veut planer en homme de science 63. Id., t. III, p. 240. 64. Contradictions économiques, t. II, p. 143. 65. De la Justice, t. _II, p. 309; Contradictions économiques, t. II, p. 413 ; Confessions, p. 123 : « De ce moment, sans ~tre ce _q~'on appel~e assez peu philosophiquement un athée, Je cessai d adorer Dieu. - Il se passera fort que vous l'adoriez me dit un jour, à ce propos, le Constitutionnel. - Peut-être. :, 66. Confessions, p. 120. 67. Misère de la Philosophie, p. 111. 68. Correspondance, t. II, p. 200. 69. Misère de la Philosophie, pp. 153 sqq. ; lettre de 1865 au Sozialdemokrat; Le Capital, pp. 27, 1, n. 1 ; 35, 2, n. 1; 257, I.
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