Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

M. BOURGUIN a dû être dans certaines conditions historiques données., doit aussi disparaître. Marx l'affirme, non pas en prophète révélant les décrets d'en haut, non pas en justicier conviant les peuples à la révolution sociale au nom de l'éternelle justice, mais en savant qui a découvert les lois de l'évolution historique et qui aperçoit dans le régime actuel les germes de sa dissolution nécessaire. Cette dissolution doit, en effet, s'opérer par le jeu même des lois immanentes de la société capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux et tendent, par l'excès des contradictions et des souffrances, par l'agglomération des opprimés, à la rupture de l'ancienne enveloppe trop étroite pour les nouvelles formes sociales 54 • Marx caractérise très bien la différence de sa doctrine et de sa méthode avec celles de Proudhon, lorsqu'il dit que Proudhon est toujours en quête d'une formule a priori pour « la solution de la question sociale », au lieu de se borner à l'étude critique d'un mouvement historique qui produit de lui-même les conditions matérielles de « Le régime industriel de petits producteurs indépendants (...) n'est compatible qu'avec un état de la production et de la société étroitement borné. (...) Mais, arrivé à un certain degré, il engendre de lui-même les agents matériels de sa dissolution. A partir de ce moment, des forces et des passions qu'il comprime commencent à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. (...) Cette douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les origines, voilà la genèse du capital. (...) La propriété privée, fondée sur le travail personnel( ...), va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat » (pp. 341, 2). Sur l'évolution de la manufacture et de la grande industrie, pp. I 58-60 ; 198-208. 54. « Mais la seule voie réelle, par laquelle un mode de production et l'organisation sociale qui lui correspond, marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le développement historique de leurs antagonismes immanents. C'est là le secret du mouvement historique que les doctrinaires, optimistes ou socialistes, ne veulent pas comprendre » (p. 201, 2). Sur la centralisation des capitaux, v. pp. 273-76. Sur la dissolution du régime capitaliste, p. 342 : << Ce qui est maintenant à exproprier, ce n'est plus le travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d'une armée ou d'une escouade de salariés. Cette expropriation s'accomplit par le jeu de lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux.( ...) A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroît la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave pour le mode de production qui a grandi avec lui et sous ses auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés. (...) La production capitaliste engendra elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. (...) Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d'efforts et de peines, que n'en exigera la métamorphose en propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un mode de production collectif. Là, il s'agissait de l'expropriation de la masse par quelques usurpateurs ; ici, il s'agit de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse.,, Biblioteca Gino Bianco 103 l'émancipation 55 • Proudhon, comptant pour résoudre la question sociale non seulement sur la Providence, mais surtout sur un acte de la volonté libre des hommes mûs par l'idée de justice, leur trace d'avance dans les moindres détails un plan de réformes qu'ils auront à suivre. Marx, déterministe convaincu, ne cherche pas à montrer ce qui remplacera l'organisation actuelle et se contente de dire que la propriété capitaliste se métamorphosera en propriété sociale. Il s'abstient surtout de recommander une forme quelconque d'organisation, la volonté libre de l'homme n'y devant entrer pour aucune part 56 • A une prédiction toute négative se bornent à peu près ses anticipations sur l'avenir. Certes, c'est par un abus flagrant de la méthode que Marx arrive à cette conclusion hasardeuse. En nous présentant comme une conséquence de la loi de continuité dans l'histoire une révolution aussi radicale, un bond aussi prodigieux que la transformation de la propriété privée en propriété collective, Marx donne un exemple instructif: il montre que lorsqu'il s'agit de l'avenir, les esprits positifs qui se piquent de s'appuyer exclusivement sur des données expérimentales ne sont pas moins exposés aux aventures que les spéculatifs et les visionnaires. Mais à ne considérer que leprocédé d'investigation et de raisonnement, il faut reconnaître que la méthode suivie par Marx est bien la méthode historique. Elle n'est pas visible au premier coup d' œil dans le Capital, parce que c'est la critique de la société capitaliste qui y tient la plus large place et que cette critique est exposée sous forme d'analyse et de syllogisme 57 • Mais en dehors de la dialectique rigoureusement appliquée à l'étude du régime économique moderne, la conception marxiste des modes successifs d'organisation sociale est un produit authentique de la méthode historique et inductive. Il y a donc un abîme entre l'idéalisme de Proudhon ~e fatalisme historique de Marx. Proudhon suit la tradition française, il est fils de la Révolution et tient bien sa place dans le mouvement de 1848 ; il se rattache directement à la philosophie de son pays et de son temps, ce qui lui a valu en Allemagne la qualification de sentimental, et 55. Lettre de 1865 au Sozialdemokrat. 56. Marx reconnaît cependant quelque influence à la volonté humaine sur la marche du développement historique, mais dans des bornes bien étroites : « Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement, (...) elle ne peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel ; mais elle peut abréger la période de la gestation, et adoucir les maux de leur enfantement » ( Le Capital, préface de la 1re édition, p. II). 57. Ne considérant que ce point de vue, plusieurs économistes éminents ont reproché à Marx de s'être servi d'une méthode anti-historique et d'avoir abusé de la méthode déductive. (De Laveleye : Le Socialisme comemporain, p. 23 ; Clitfe Leslie : Essays in Political Economy, 2° éd., pp. 91-92.) Ce dernier cite, dans le même sens, Roscher : Geschichte der Nationaloekonomik in Deutschland. Marx s'est lui-m~me expliqué sur sa méthode dans la postface de la seconde édition allemande, Le Capital, pp. 349-50.

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