96 dans une lettre rendue publique 7 , que rien ne fut épargné ni de l'œuvre ni même du caractère de l'homme, qui pourtant méritait mieux. Et jusque dans le grand ouvrage de Marx, le Capital, publié en 1867, on retrouve les traces et comme les derniers échos d'une hostilité dont l'origine remontait à plus de vingt ans. Qu'y a-t-il au fond de cette animosité? Est-ce une mesquine querelle d'amour-propre, un dépit d'écrivain contre un devancier célèbre, une rancune jalouse contre un précurseur? Est-ce quelque chose de plus haut, un antagonisme profond dans la doctrine et la manière même de penser, se traduisant chez des tempéraments de lutteurs par une animosité personnelle? Je laisse à d'autres le soin de le décider. Pour nous, cette question nous importe seulement parce qu'elle nous conduit à envisager un point plus intéressant encore que leurs relations personnelles : je veux dire les rapports qu'offrent entre elles ces deux intelligences. On dit couramment en France, et quelquefois même en Allemagne, que Marx a emprunté à Proudhon ses idées directrices et ses principes fondamentaux 8 • Qu'y a-t-il de vrai dans cette assertion? On ne peut nier qu'il y ait entre eux des points de contact, des rapprochements inévitables entre socialistes: Mais ils diffèrent si radicalement l'un de l'autre, non seulement par le tempérament, mais aussi par la méthode, la doctrine et le but, qu'il est difficile d'apercevoir ce que Marx doit à Proudhon. C'est ce que je voudrais établir dans la suite de cette étude. L' œuvre de Proudhon est si intimement liée à sa personnalité, que pour la comprendre et l'apprécier il faut pénétrer dans la psychologie 7. Lettre de 1865 au Sozialdemokrat. 8. De Laveleye : Le Socialisme contemporain, 4 e éd., p. 25 : « Marx n'aime pas Proudhon, quoiqu'il s'en rapproche sur bien des points. » P. 37 : « Comme Proudhon, Marx arrive donc, mais sans le dire, à la chimère tant de fois réfutée du crédit gratuit. » Bourdeau : Le Socialisme allemand et le Nihilisme russe, pp. 207-208. L'auteur croit à tort que M. Leroy-Beaulieu, dans le passage qu'il en cite, considère Marx comme ayant emprunté à Proudhon la théorie de la plus-value. Lévy-Bruhl : . « Les origines du socialisme alleœand », in Revue bleue, 30 avril 1892. Même observation. Karl Diehl : P. J. Proudhon, seine Lehre und sein Leben, 1re partie, p. 63 : « Les principes théoriques dominants de la doctrine de Proudhon sur la propriété, l'intérêt et la rente de la terre, reposant sur l'appropriation du travail d'autrui non payé, sur l'absorption d'une plus-value, sur la fixation du salaire d'après l'existence minimum, se retrouvent dans la plupart des systèmes socialistes de ces derniers temps, chez Marx, Rodbertus, Lassalle, etc. » Cf. P. Leroy-Beaulieu : Le Collectivüme, p. 277 : « Marx, plagiaire de Proudhon » (sur un point très spécial). Ant. Menger : Das Recht aùf den vollen Arbeitsvertrag, pp. 80 et 116. Pour l'auteur, Proudhon aurait inspiré Rodbertus et non Karl Marx. Adler : Die Grundlagen der Karl· Marx'schen Kritik ..., pp. 169-202. Etude -très bien faite sur les rapports des deux socialistes. L'auteur dit que Proudhon a contribué par ses œuvres à l'éducation de Marx, mais non qu'il a été pillé par lui. BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES de l' écrivain et connaître la passion maîtresse de l'homme, la seule de sa vie, la passion de la renommée. A cet orgueilleux, ou pour mieux dire à ce vaniteux, il faut le bruit fait autour de son nom. Au besoin, il revendiquera « l'honneur de l'éreintement », le préférant, dit-il, à « la conspiration du silence 9 ». Dès son arrivée à Paris en 1840, il se jette dans la mêlée avec éclat en criant : « La propriété, c'est le vol. » C'est son cri de guerre, le « rugissement du lion affamé », qui doit épouvanter le bourgeois 10 • Une autre fois il dira : « Dieu, c'est le mal 1 1 », ou encore : « La véritable forme de gouvernement, c'est l'anarchie 12 • » « Que doit l'homme à Dieu? » lui demande-t-on à sa réception dans une loge francmaçonnique. « La guerre! » « Cette fière parole, dit-il, causa de la surprise 13 • » Voilà le procédé, le tic chez l'homme et l' écrivain ; c'est la bravade, le scandale, le paradoxe à outrance, tout ce qui peut faire sensation et piquer la curiosité publique. Il faut qu'on s'occupe de lui, qu'on connaisse les moindres détails de sa vie, ses débuts, son pays, sa pauvreté ; plusieurs fois il recommence son histoire, qui se mêle en maint endroit à des expositions doctrinales ; c'est un autobiographiste incorrigible 14 • . · · Mais Proudhon n'est pas un tapageur vulgaire. Esprit ondoyant et subtil, il glisse au milieu des contradictions comme dans son élément propre, se délectant au choc des idées, faisant saillir l'antinomie des choses pour déconcerter le lecteur et l'accabler sous l'idée opprimante qu'une divinité cruelle se fait un jeu de regarder sa créature se débattre au milieu des contradictions où elle l'a jetée. De là, chez lui, une ironie profonde, jaillissant spontanément du sujet par la seule force de l'antithèse ; bien différente de cette ironie légère et railleuse dont il use parfois contre ses r.dversaires avec une verve si bouffonne 16 • Luimême se contredit constamment, à quelques années, à quelques lignes d'intervalle, dans le perpétuel devenir de sa pensée. Son style est bien l'image de cette pensée, fluide et inégal çomme elle, nuageux lorsque l'idée est indécise et fuyante, . 9. Théqrie de la propriété, p. 54 (toutes les citations de Proudhon se référeront à l'édition Lacroix). 10. Il se félicite lui-même, en termes naïfs, de sa trouvaille, dans les Contradictions économiques, t. II, p. 257 : « Il ne se dit pas, en mille ans, deux mots comme celui-là. Je n'ai d'autre bien sur la terre que cette définition de la propriété; mais je la tiens pour plus précieuse que les millions de Rothschild, et j'ose dire qu'elle sera l'événement le plus considérable du règne de Louis-Philippe. » On lui représente que Brissot l'a dit avant lui; mais qu'importe ... Brissot a pu dire le mot sans .que cela tirât à conséquence ; lui seul a appréhendé l'idée ( De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, t. I, p. 323). , 11. Contradictions économiques, t. I, p. 360. 12. Confessions d'un révolutionnaire, p. 122. 13. De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, t. II, p. 309. 14. V. notamment : Confessions d'un révolutionnaire, « Qui suis-je ? » et son livre : De la Justice, t. I. 15. V. la page éloquente dans laquelle il célèbre !'Ironie (Confessions, p. 293).
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