P.-J. PROUDHON : CENT ANS APRÈS de l'homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, pour toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive et autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? » Foin de la sensiblerie et de la philantropie : « Soutenir une grande cause dans un combat héroïque où l'honorabilité des combattants et la présomption du droit sont égales, et au risque de donner ou de recevoir la mort, qu'y a-t-il là de si terrible ? Qu'y a-t-il surtout d'immoral ? La mort est le couronnement de la vie : comment l'homme, créature intelligente, morale et libre, pourrait-il plus noblement finir ?... Philanthrope, vous parlez d'abolir la guerre; prenez garde de dégrader. le genre humain »••• Pour Proudhon, « la guerre est indispensable au développement moral de l'humanité». Mais si La Guerreet la Paix frappa de stupeur et de consternation ses amis, ainsi que ses contemporains démocrates et socialistes, si le Cercle Proudhon y a trouvé ample matière à délectation, les Amis de Proudhon à leur tour en exhumèrent de quoi se consoler. En effet leur héros reconnaît finalement que «selon toutes probabilités, nous marchons vers une époque de pacification indéfinie » (en quoi il se trompait, comme le siècle écoulé après lui ne l'a que trop prouvé), mais cela n'infirme en rien ses assertions antérieures sur la guerre « essentiellement justicière » et sur le droit de la force. « Après avoir trouvé le principe des sublimités de la guerre, il nous reste à découvrir la raison de ses horreurs », convient Proudhon, et sa dialectique l'amène à conclure : « La guerre, de même que la religion, de même que la justice, de même que le travail, la poésie et l'art, a été une manifestation de la conscience universelle ; la paix ne peut être également qu'une manifestation de la conscience universelle (...). L'humanité seule est grande, elle est infaillible. Or, je crois pouvoir le dire en son nom: l'humanité ne veut plus la guerre.» Rhétorique creuse qui indique une perspective, non une préférence, puisque les démonstrations de l'ouvrage signifient au genre humain qu'à défaut de guerre, il va se dégrader dans une «sieste éternelle » et se priver du moindre atome « pour la construction de son avenir». LA TENTATIOENSTTROPFORTEde puiser indéfiniment dans les « controverses proudhoniennes », mais il faut bien, même sur un personnage de la taille de Proudhon, se tenir dans des limites. Déjà sur certains points, un consensus apparaît chez les plus ardents controversistes, et d'abord sur le « rendez-vous des contradictoires » qui permet à tout un chacun d'utiliser « des lambeaux». D'aucuns, par exemple les syndicalistes et les anarchistes de nos jours, n'utilisent que des bribes. Léon Jouhaux, nommé ici uniquement parce qu'il incarna longtemps le syndicalisme Biblioteca Gino Bianco 93 officiel, ne savait qu'un membre de phrase sommaire, «l'atelier remplacera le gouvernement» et ne manquait aucune occasion de le placer. Proudhon n'a écrit que pendant un quart de siècle, mais en usant largement du droit de se contredire et de ne pas se relire ; il n'a jamais eu grand souci de cohérence dans l'élaboration si imparfaite de son « système ». « Infecté d'hégélianisme » par le jeune Marx, son cadet d'une dizaine d'années, il ne fait pas toujours le départ entre la thèse et l'antithèse, laissant à la postérité le soin de réaliser une synthèse impossible. · Ses idées constantes sur le mutuellisme, le régime des contrats particuliers, le crédit gratuit, la banque du peuple, sont précisément les parties mortes de son œuvre, et aucun de ses fervents admirateurs ne s'y réfère. Il s'est déclaré socialiste, mais dans un sens bien à lui; ses Confessions définissent le socialisme comme étant« la doctrine de la synthèse, de la conciliation universelle ». Il critique âprement· Saint-Simon, Fourier, Pierre Leromc, Louis Blanc, toutes les variétés de socialisme autres que la sienne. Jules Simon atteste, dans ses souvenirs sur l'Assemblée de I 848 : «Nous ne réussîmes jamais à trouver une définition du socialisme qui convînt à Proudhon, à Pierre Leroux et à Considerant. » Pierre Leroux, qui s'attribue la création du mot « socialisme », ne ménageait pas son « cher Proudhon », critiquant sa Banque d'échange, ses théories sur la propriété, « son propriétarisme et son bourgeoisisme », ses exagérations et contradictions qu'il tenait pour faiblesse d'esprit. En tête des statuts de sa Banque, Proudhon n'avait-il pas juré par Dieu et l'Evangile, après avoir proclamé que Dieu était une « entité chimérique » et nié toute révélation ? Pierre Leroux s'oppose encore à Proudhon qui ne voyait en la femme qu'une «réceptivité» et soutenait son infériorité physique, intellectuelle et morale par rapport à l'homme 5 • On voit que dès l'origine, le label du socialisme recouvrait des notions très divergentes, souvent antithétiques. Il reste presque tout à dire sur Proudhon et le proudhonisme, au risque de les trahir sans le vouloir puisqu'on ne peut citer brièvement ses formulations provocantes sans devoir citer longuement les correctifs qui les amendent ou les démentent. Le sentiment d'insuffisance du glossateur s'accentue à mesure que l'on pénètre plus avant cette pensée féconde et fébrile, tiraillée entre l'utopie généreuse et la raison pratique, simultanément sollicitée en divers sens, compliquée d'hégélianisme mal assimilé, passant de l'abstrait au concret sans méthode, desservie par un splendide talent d'écrivain qui masque le trouble des idées sous la puissance du verbe et la beauté du style. Il resterait surtout à dépeindre l'homme, dont le caractère entier et la vie austère expliquent l'œuvre pour une grande part. Sur quoi il n'aura 5. Cf. P.-Félix Thomas : Pierre Leroux, sa vie, so,i œ1mre, sa docrri,,e. Paris 1904.
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